Ainsi que l’illustre le cas Schreber, le délire psychotique apparaît comme une lutte contre le temps de Sisyphe. Pour tenter de mieux saisir cet aspect, et la façon dont se révèle la temporalité mythique sacrée dans le délire psychotique, nous nous appuierons sur la rencontre avec une patiente psychotique, Gabrielle.
La temporalité sacrée se définit de surcroît par l’initiation au spirituel, qui consacre une rupture temporelle. Dans cette perspective, Gabrielle considère sa maladie comme une « crise mystique ». Les médecins la croiraient « folle », « schizophrène », mais elle a toujours réfuté ce diagnostic, en disant qu’il y a une véritable incompréhension sur son statut de « messagère ». En somme, comme dans la temporalité mythique, la maladie devient initiation en permettant une transformation qualitative de l’expérience sensorielle, notamment à travers l’expérience de l’extase, qu’elle raconte ainsi : « Le huit mai 1998, il y a six ans en arrière, j’ai vu à onze heures dans le ciel de Marseille, de ma fenêtre qui donne sur la Basilique Notre-Dame-de-la-Garde, j’ai vu une nuée qui représentait Jésus Christ portant la croix. C’était un dimanche, à onze heures, le huit mai 1996, il y a huit ans déjà : le nuage qui passait et qui a disparu, Jésus portant la croix, bourré d’épines, et il marchait avec la croix. C’était une annonce, et une prémisse. Une nuée, c’est un petit nuage qui annonce un événement. Ce n’est donc pas quelque chose qui a déjà eu lieu ; ce n’est pas quelque chose qui est arrivé, qui a été enterré. La nuée c’est… une annonce. Cet homme n’est pas encore mort. Et comment je le sais ? Car quatre à cinq mois avant cette nuée, deux fois à vingt heures, quand je fermais les yeux pour dormir, j’ai vu une lumière et seulement son visage. Et c’était le même que dans la nuée. Je me souviens, un jour, je suis allée chez une princesse russe. Nous nous connaissons depuis trois cents ans déjà, depuis trois cents ans déjà. Elle est de la haute aristocratie, comme moi. Je dis pas mon nom et je dis pas le nom de la princesse, mais vous pouvez me croire. Quand nous sommes allées un jeudi soir tard le soir, dire les prières et embrasser le Saint Suaire, tout était déjà là, pour annoncer qu’il est mort (trois jours après il ressuscite). J’étais donc allée me promener et je vois Jésus debout avec un plateau d’argent à la main. J’ai monté l’escalier de la Basilique, je suis redescendue pour le regarder, et après je suis remontée car j’étais sûre que c’était Jésus Christ. Il parle couramment allemand ». Outre l’expérience extatique, on peut noter là encore une confusion des dates, une faculté prodigieuse à traverser le temps (« trois cents ans »), ainsi qu’une pensée de la mort comme résurrection. Le temps sacré est avant tout celui des ressuscités : l’hiérophanie est illustrée par la vision d’un Christ ressuscité, auréolé de lumière et qui continue d’accomplir des miracles, permettant ainsi la réactualisation du temps mythique, et l’immersion dans un temps sacré caractérisé par la répétition rituelle (« tous les jours »). Parmi les ressuscités, il y a notamment l’Ange Gabriel lui-même, à travers Gabrielle : « Ce qui est impressionnant, chez moi, l’Ange, c’est que je parle toujours pareil. Je fais éclater la vérité ou plutôt les vérités au grand jour. […] Moi, je suis l’ange qui indique le chemin à suivre aux braves gens pour accéder au paradis ». A chaque entretien, d’ailleurs, elle demande à signer les notes du clinicien, et inscrit alors : « C’est l’ange Gabriel qui a dicté ses pages », tout en donnant un titre à l’ensemble, par exemple « Préparation d’un défunt à la résurrection post mortem ». En somme, tout le délire de Gabrielle s’articule autour de la lutte contre la mort : elle est l’ange, qui délivre les mortels de leur condition, et la mort est toujours pensée sous l’angle de la résurrection. Elle a aussi pour projet de constituer un séminaire au sein du service, « avec des étudiants, des psychologues et des psychiatres », où elle enseignerait l’art d’embaumer les cadavres afin de leur permettre la résurrection. La meilleure définition de la temporalité mythique sacrée à l’œuvre dans le délire psychotique pourrait être celle que donne Gabrielle elle-même. De fait, un jour elle confia que, si elle est autant inspirée des paroles divines, c’est parce que dans sa tête, il y a un rouleau avec les paroles que Dieu lui dicte et qui défilent « à l’infini ». En somme, le texte sacré défile en continu, et « c’est sans fin ».
En définitive, la psychose semble aux prises avec la temporalité mythique dans ses deux modalités (maudite et sacrée), aux antipodes de la temporalité sociale. Le délire psychotique serait une lutte contre la temporalité de Sisyphe, temporalité mythique maudite, laquelle serait, dans le délire, transcendée par la temporalité mythique sacrée. Nous pensons que l’accès à cette temporalité a un rôle « réparateur ».
Ainsi, dans la temporalité mythique maudite, « le trait spécifique du vécu temporel de la psychose est la mêmeté d’un « déjà-vécu-depuis-toujours », que le sujet retrouve et répète chaque fois qu’expérience et rencontre le confrontent à une situation que nous appelons « traumatique » : qualificatif qui ne dépend pas de l’objectivité de la situation, mais de ce qu’elle réactive, en réponse, chez ces sujets » (Aulagnier, 1975, p. 268-269). Nous faisons l’hypothèse que cette temporalité du même « déjà-vécu-depuis-toujours » s’organise en temporalité mythique sacrée dans le délire, c’est-à-dire en temps qui autorise une tentative de réparation des répétitions traumatiques. Car, c’est la sacralisation même qui nous paraît participer à cette sécurisation de l’expérience, initiée par la rythmicité.
En conclusion, la temporalité mythique se caractérise en ce qu’elle exprime un temps des origines et de la généalogie, un temps circulaire qui exclut la perte et inclut des rythmicités tant dans le fond que dans la forme, et un temps du sacré qui autorise la joie et l’espoir dans une circularité qui sinon serait vouée à une répétition traumatique éternelle telle que nous la donne à voir le mythe de Sisyphe. Il n’est pas inutile de rappeler que Sisyphe est le prototype même de l’homme à qui ont manqué les scrupules religieux (il accusera Zeus, notamment).
La temporalité mythique organise tout notre univers culturel archaïque. Trois types de temps nous régissent : le temps mythique (circularité et sacré), le temps social (qui inclut la perte) et le temps que nous pourrions qualifier « temps de Sisyphe » (circularité et malédiction). Ces trois temps semblent nous traverser, et c’est pourquoi le mythe a tant d’échos dans chaque civilisation et que, par-delà les différences culturelles, il se caractérise par son universalité. La parenté entre rêve et mythe a très souvent été soulignée 10 , au point qu’elle pourrait nous conduire à interroger la parenté entre inconscient et mythe, à travers le rêve.
En outre, dans la mesure où le mythe a une composante universelle, il pose la question d’un inconscient collectif. Dès lors, dans une perspective jungienne, il serait tentant de postuler que la temporalité mythique puisse être l’archétype des archétypes, qui serait plus ou moins réactualisé en fonction des personnes. Jung a d’ailleurs bien souligné les liens entre archétypes et mythologie : « Cela m’a naturellement incité à étudier les archétypes, parce que je commençais à discerner que la structure de ce que j’appelais alors l’inconscient collectif, était pour ainsi dire la collection de ces images dont chacune portait une qualité particulière. Les archétypes sont en même temps dynamiques. Ce sont des images innées de l’instinct et non de l’intelligence. Elles sont toujours là et sont à l’origine de processus situés dans l’inconscient, à rapprocher des mythes. C’est là l’origine de la mythologie. La mythologie est l’expression d’une série d’images qui manifestent la vie des archétypes. » (Evans, 1964, p. 32). Selon Jung (Op.cit., p. 41), l’inconscient personnel serait davantage investi par la vie concrète immédiate de l’individu (et par son histoire, pouvons-nous rajouter), tandis que le collectif serait universel, un champ d’inconscient qui serait composé d’éléments qui seraient les mêmes pour tous les hommes. Ainsi, puisque le mythe a pu être pensé dans sa dimension archaïque, comme une forme d’inconscient collectif, il pourrait être intéressant de penser comment s’organise la temporalité mythique dans cet inconscient collectif, ainsi que de définir ce que pourrait être cet inconscient collectif.
En poursuivant l’analogie amorcée entre mythe et psychose, cette réflexion nous conduirait à penser le pendant singulier de cet inconscient mythique collectif, dans l’inconscient psychotique. De fait, la psychose semble réactualiser le mythe à la première personne, ce qui se manifeste dans la temporalité du délire psychotique, dont nous avons vu les liens avec la temporalité mythique. De plus, dans le délire psychotique, la personne est investie d’un rôle de passeur entre le monde social et le monde mythique. En ce sens, la psychose ne raconte pas seulement le mythe, dans un rôle de narrateur, mais vit le mythe.
Dans la psychose comme dans le mythe, un même fil conducteur est à l’œuvre, celui de l’apprentissage de la perte, qui caractérise en revanche notre temporalité sociale. Sans doute peut-on faire l’hypothèse que cet apprentissage de la perte nécessite antérieurement l’apprentissage d’une temporalité sécurisante, non linéaire, réversible, sans finitude. Le monde psychotique serait une réactualisation de cette temporalité mythique sécurisante, de façon à transcender la perte et à tenter de la vive non plus sur le mode de la rupture traumatique, mais sur le mode d’une séparation sécure. Ainsi la lutte même de la psychose nous renvoie à cet apprentissage singulier et collectif. Sans doute que l’une des stigmatisations de l’univers psychose provient aussi de cette angoisse archaïque d’être à nouveau confronté à ce traumatisme de la perte, et à la lutte pour en sortir. Et pourtant la psychose ne révèle-t-elle pas là des vertus didactiques destinées à nous permettre de comprendre le fonctionnement inconscient non seulement de l’individu mais de la civilisation ? De fait, Haag (1993) a repéré dans les premiers dessins des enfants la présence d’émanations rythmiques à partir d’un centre de type solaire et a insisté sur l’antériorité d’expérience du rythme (dès le ventre de la mère) sur celle d’espace. Que nous révèle la temporalité psychotique de ce rythme primordial ? (cf. III.1., infra). L’une des hypothèses que nous émettons est que cette expérience de rythme primordial, destinée à accueillir des expériences sécures, permet la constitution progressive d’une intériorité : « La notion d’intériorité constitue une expérience temporelle, une structure vivante de l’être qui souffre et vit le passage du temps , la « petite mort » de toute séparation » (Resnik, 1994, p. 111). Ainsi, pour la question des traumatismes, peut-être « vaut-il » mieux, pour la construction psychique, une succession rythmée de traumatismes plutôt qu’une succession de traumatismes hors rythme. De fait, il a été étudié que la pire effraction psychique est celle à laquelle l’on ne s’attend pas.
En définitive, psychose et mythe communiquent une même expérience, qui pourrait se qualifier « expérience de la chronicité » et non de la chronologie. Ceci explique sans doute la raison pour laquelle il est très difficile de parler de la psychose sans se référer au mythe. Par exemple, Resnik, qui emploie la métaphore des glaciations pour parler du temps gelé de la psychose, reconnaît ainsi : « La notion de glaciation implique un fantasme collectif de déglaciation, cohérent dans l’histoire terrestre » (1999, p. 135). Mais surtout, ce temps des glaciations renvoie au mythe de la fonte des neiges.
Plusieurs éléments ressortent de cette étude de la temporalité du délire psychotique, apparentée à la temporalité mythique sacrée. Tout d’abord, les patients psychotiques éprouvent souvent un vécu nostalgique, avec une difficulté massive à penser la perte et la mort. Apprendre la perte, c’est-à-dire une temporalité linéaire, irréversible, qui mène à la mort, n’est possible que si l’enfant a pu intérioriser une forme d’unité à travers une temporalité sécurisante (Ciccone, 2005), non linéaire, réversible, qui ressemble en de nombreux points à la temporalité mythique. L’usage de la temporalité mythique sacrée dans le délire nous semble être une tentative de lutte contre ce vécu nostalgique, contre le temps mythique maudit. Dans ce cadre, le rythme apparaît comme le maillon essentiel pour permettre cette lutte, car il organise l’expérience, loin du chaos, et instaure les débuts d’une sécurisation (cf. III.1., infra).
En guise de transition…
Dès lors, il peut être pertinent de revenir au développement psychique du temps, au travers de la notion de subjectivation, du devenir-sujet, qui intègre la constitution des primo-perceptions de l’espace et du temps, ainsi que les premières expériences de perte affective et de séparation, au sein d’une histoire familiale qui fait œuvre de pré-formatage du sujet, et déterminera les relations intersubjectives que celui-ci pourra construire dans sa vie d’adulte.
Par exemple, dans un article d’Abraham, en 1909, « Rêve et mythe » : selon lui, les mythes utilisent les mécanismes d’élaboration du rêve, figuration, condensation, déplacement, élaboration secondaire. Ils sont aussi des réalisations de désir, et sont régis par le même type d’interprétation que les rêves. Cette conception est par ailleurs partagée par Géza Roheim, ou Valabrega (qui compare même le mythe à l’inconscient).