III.1.1. Rythmicité et sécurisation affective

De nombreux auteurs ont déjà souligné l’expérience chaotique que peut représenter la venue au monde du nourrisson. Le monde sensoriel commencerait in utero, ainsi qu’a pu le montrer Bick. Avec la naissance, il y aurait un véritable choc traumatique au niveau sensoriel (« catastrophique », dit Bion), avec rupture partielle de la continuité d’exister (écoulement par perte des limites contenantes), qu’il conviendrait d’accompagner par un environnement suffisamment sécure, tel que celui évoqué par Winnicott (1951, 1971) lorsqu’il parle de la mère « suffisamment bonne ». De fait, l’observation clinique des bébés (Bick, article de 1963, pour la méthode, caractérisée par l’observation fine et détaillée des mouvements du bébé, mimiques, comportements et manifestations corporelles) a montré que les carences maternelles interrompent le sentiment de continuité de l’enfant et peuvent engendrer une menace d’annihilation. Le bébé va devoir impérativement trouver dans l’environnement un objet contenant optimal « qui apaise ses angoisses de chute et lui permette de rétablir la continuité avec les éléments du vécu anténatal et qui lui permette l’intériorisation d’une peau qui maintiendrait liées ensemble les différentes parties de sa personnalité » (Ibid.). Cet objet contenant optimal sera nous dit Esther Bick « le mamelon dans la bouche tout ensemble avec la tenue, le parler et l’odeur familière de la mère… ». La fonction contenante a été décrite par Bick comme une fonction de la peau dans son article de 1967. Quelques années plus tard dans un article sur un thème très proche Anzieu (1974) va donner un grand développement à ce concept original sous le terme de « Moi-peau ». Dans tous les cas, il apparaît ainsi que le garant de cette continuité de peau est le rythme des échanges entre l’objet maternant et le bébé, par une ritualisation des soins maternels.

La rythmicité dans la survenue des expériences répétées est un facteur structurant pour le développement de la capacité de penser. Stern (1985) évoque quant à lui les accordages affectifs, qui sont des échanges dans lesquels la mère traduit par son comportement un éprouvé affectif ou émotionnel du bébé dont elle reproduira les propriétés (intensité, rythme, forme). Par exemple, le bébé agite les bras sur un certain rythme, et la mère, en accordage, module sa voix sur le même rythme que les mouvements des bras. L’accordage affectif survient entre le scenario fantasmatique de la mère et une microséquence comportementale chez son bébé, que la mère cueille, et qui va donner un sens privilégié à ceette conduite dans la psyché du bébé. Ce faisant, elle donne au bébé une représentation de son état subjectif (l’accordage affectif est une première forme de symbolisation), qui peut faire l’expérience d’un partage intersubjectif de l’affect, de l’état émotionnel. Ciccone le résume ainsi : « Plus les expériences d’accordage affectif sont importantes et plus le bébé développera la conviction que les états subjectifs sont partageables, et donc communicables » (2001, p. 73). La rythmicité des expériences plaisantes permet l’apprentissage d’une sécurisation affective chez le nourrisson. Meltzer (1967) précise : « c’est au sein de l’expérience rythmique répétée de destruction et de restauration, de désespoir et d’espoir, de douleur et de joie psychiques, que prend naissance l’expérience de la gratitude, à partir de laquelle se forge le lien d’amour et de sollicitude envers les bons objets ».

Dès lors, Stern, dans ses nombreux travaux sur les nourrissons, montre que l'enfant est capable très tôt de reconnaître certains rythmes. Il peut repérer un battement régulier auquel il réagit comme à un stimulus : il se tourne vers la source sonore, son rythme cardiaque ralentit puis il s'habitue et reprend son activité première. Une modification de la fréquence du battement est alors perçue comme un nouveau stimulus et entraîne à nouveau une réaction. La nouveauté des expériences de Stern a consisté entre autres, à montrer que le bébé n'avait pas besoin de mots ou de représentations symboliques pour reconnaître une fréquence sonore, un rythme, ou une voix : « Le nourrisson est muni très tôt d'un moyen de représenter les […] formes temporelles dans un schéma supramodal, de manière à ce que n'importe quelle expérience […] mettant en jeu une forme temporelle, puisse avoir une correspondance sonore »(Stern, 1998).

Le temps, comme outil fondateur de l'expérience du monde pour le bébé, est présent aussi dans son environnement sensoriel. En effet, les parents utilisent intuitivement et de manière universelle, des modulations de la fréquence de leur voix pour parler à leur bébé. Ils exagèrent les intonations mélodiques et surtout ralentissent le temps de leurs phrases. Pour Stern toujours, « ces modifications semblent être destinées à permettre au bébé d'analyser et de donner du sens à son entourage sensoriel » (Stern, 1998). Là encore nous pouvons voir comment le temps est d'abord perçu à travers l'environnement sensoriel, puis permet l'accès au monde extérieur. Grâce à l'évocation des gens ou des choses qui peuvent être absents ou présents, la notion d'avant/après apparaît : par exemple, le départ du père pour son travail le matin marque ce moment et sert de repère pour les autres activités de la journée.

L'enfant établit alors des corrélations entre ce qu'il ressent et le monde extérieur. Il se situe dans un temps représentant le contenant, lui et le monde. Des repères apparaissent, permettant la « construction progressive et conjointe du Moi et de l'objet » (Golse, 1985). L'enfant acquiert la notion de permanence de l'objet et c'est la perception construite du monde extérieur, dans l'espace et dans le temps qui le structure en tant que sujet. La naissance de la subjectivité de l'enfant lui permet de se décentrer, de quitter sa position égocentrique et d'englober le monde extérieur et ses variations.

Haag (1994), pour sa part, a parlé de « rythmicité relationnelle » au sujet des enfants polyhandicapés et autistes. Les premières sensations des bébés seraient des vécus d’éruptions de substance corporelle, de « grappe de sensations » (Tustin, 1981) sentante, goûtante, touchante, entendante, voyante, mouvante, probablement tourbillonnante, viscéralement ondulante, battante, rythmiquement tétante. La tension se fait du bébé vers le parent, lequel initie la boucle de retour. La qualité du premier contenant psychique serait liée à une structure « radiaire », issue de ce que l’enfant projette et qui lui revient après une rencontre avec l’objet (Haag, 1993, in Mellier, 2003). Winnicott avait parlé de l’illusion du flux et reflux continuel et rythmique chez le nourrisson. La rythmicité relationnelle instaure le sentiment de continuité d’exister, et lutte contre la sensation agonique d’anéantissement de l’espace-chaos (chute sans fin, engloutissement tourbillonnaire, liquéfaction, détresse du bébé…). Ainsi que le dit Maldiney, « [l]a première réponse à l'abîme est le vertige, le rythme est la seconde réponse à l'abîme » (Maldiney, 1973). Haag (Ibid.) va jusqu’à postuler que le premier Moi corporel ou corporo-psychique n’existe que par le rythme, jusqu’à la stabilisation d’un premier sentiment d’enveloppe circulaire. Cette enveloppe serait un représentant très primitif des points de rebondissement de la fonction de réception des futurs objets d'amour, comprenant toutes les psychés de l'environnement, et principalement la mère et le père porteurs de leur pouvoir symbolique qui est le pouvoir de transformation. Eux-mêmes portent le fond culturel contenant les formes représentatives forgées depuis l’aube des temps jusqu’à ce jour : formes rythmiques d’abord, kinesthésiques, langagières, posturales, etc. Entre le premier fond surface rythmique et l’enveloppe circulaire, semble se développer, entre le jeu du sonore et celui du regard, une étape intermédiaire importante ; la perception d’une surface ondulée, l’intérêt pour les plis.... (Ce qui nous oriente vers des solutions thérapeutiques de type créatif, cf. VI., infra). « Les structures rythmiques de type oscillatoire, pendulaires ou tourbillonnaires semblent bien être à la fois la forme, l’expression et la représentation de l’instinct de vie des pulsions vitales. […]  Du côté de la « représentation », notons que les traces pendulaires et les rythmes spiralés « jaillissent » dans la main de l’homme pour les premières « traces », qu’elles soient celles de l’enfant de deux ans ou celle des hommes préhistoriques, ainsi que dans le dessin automatique chez tout un chacun. Elles sont également une des composantes fondamentales de la danse, du décor mobilier et de la frise dans les civilisations les plus anciennes et les moins anciennes » (Haag, 1986). Pour Haag, la rythmicité relationnelle (que l’on peut retrouver dans la « kinesthésie rythmique », par exemple le têtement du sein) permet d’instaurer des structures rythmées qui colmatent des angoisses archaïques, de type claustrophobique et agoraphobique.

Pour Bick, et à sa suite Meltzer, le temps de l'autiste se caractérise par un espace bidimensionnel, une circularité liés à la « bidimensionnalité de la relation d’objet ». Celle-ci constitue un mode de relation à l'objet superficiel, sans profondeur, réduit à des perceptions sensorielles. L'enfant reçoit en effet des stimuli sensoriels variés qu'il ne peut synthétiser. Il s'identifie alors à l'objet en surface, l'objet n'ayant, pas plus que lui, d'espace interne. La séparation du self d'avec l'objet est insupportable, elle est vécue comme une rupture qui menace le self. L'absence d'objet suffisamment contenant n'a pas permis la constitution d'une « peau psychique » limitante et contenante autorisant la séparation et la discontinuité. De ce fait, le temps vécu par le sujet psychotique est circulaire, puisque l'enfant ne peut concevoir ou admettre ni changement ni interruption.