III.1.2. Rythmicité sécure et pensée

La sécurisation affective obtenue par la rythmicité relationnelle des expériences intersubjectives permet le développement psychique de la pensée. Marcelli a étudié le rôle des microrythmes et des macrorythmes dans l’émergence de la pensée chez le nourrisson. Alors que la rythmicité donnerait l’illusion de la permanence et de la continuité, en guise de macrorythme, l’écart par rapport à cette permanence serait un microrythme que pourrait investir le bébé. Face à de la répétition en effet, il n’y a pas de développement de pensée. En revanche, l’écart permet d’abstraire et de construire des prototypes à partir de cette expérience d’écart (comparaison entre les prototypes et l’expérience réelle). Dans les jeux par exemple, c’est la surprise sur fond de régularité, qui fait naître la pensée. Cette analyse nous renvoie d’ailleurs à Freud (1895) qui mettait l’attente au centre du développement de la pensée. Le travail de mise en représentation implique, selon lui, la tolérance à la frustration imposée par l’attente. Pour Freud aussi, rythme et temps sont liés. En effet, dès 1920, dans « Au-delà du principe de plaisir », Freud, avec le jeu de la bobine ou jeu du « fort-da 11  », décrit, bien qu'il ne le nomme pas, le lien entre le temps et le rythme. En effet ce jeu est fondé sur un rythme à deux temps, le temps de la disparition (de la bobine, ou de la mère ... ), et le temps de la réapparition. A travers ce jeu, le rythme permet à l'enfant « de supporter sans protestation le départ et l'absence de la mère  » (Freud, 1920), et de concevoir son retour.

Sur un plan phénoménologique, l’attente est également conçue comme potentialité insécure :

savoir attendre c’est avoir intériorisé une temporalité sécure. Voici ce que nous dit Heidegger : « Mais dans l’attente , et en tant que nous sommes en attente, nous sortons pourtant bien de nous-mêmes pour nous mettre à l’écoute de l’indétermination qui n’appelle à rien et, en un sens , nous nous délaissons nous-mêmes » (1945, p. 49). « Sortir de soi-même », pour se « mettre à l’écoute de l’indétermination » est une expérience de la décentration (on perd son centre). Dans l’attente, « nous sommes si purement présents que plus rien ne vient nulle part objectivement à notre encontre, à quoi nous pourrions nous rattacher et en quoi il y aurait encore pour nous une possibilité d’être sauvés » (Op.cit., p. 50). Heidegger note l’absence d’unité de soi dans l’attente : « Rester en attente signifie par conséquent : n’être-pas-encore-réuni à l’ensemble dont on fait partie » (1927, p. 296). S’il n’y a rien de surcroît à quoi nous puissions nous rattacher au cours de cette décentration, l’incertitude produit une angoisse existentielle. Or l’angoisse existentielle signifie une angoisse ontologique de « l’être-pour-la-mort ». « [L]e pas-encore, comme mort possible », appartient au Dasein.

Pour Marcelli, les contextes macrorythmiques, dominés par la répétition, concernent les relations de soins au bébé ; les contextes microrythmiques sont dominés par les ruptures de rythmes, les attentes trompées impliquant les partenaires dans de courtes séquences, et concernant particulièrement les interactions ludiques. En somme, le rythme conditionne la capacité d’investir le temps d’attente, et par conséquent la capacité de penser : « Le développement de la pensée siège bien à ce point particulier : son rôle est de transformer la discontinuité d’une sensation, d’une perception en une continuité d’investissement, une continuité ontologique sur laquelle l’individu va fonder son sentiment d’existence  » (Marcelli, 1992, p. 60-61). Il s’agit donc d’aider l’enfant à développer de la variation sur un fond de permanence. Alors que la répétition d’un même stimulus avec des paramètres tous identiques suscite une réaction d’accoutumance et de désintérêt rapide du bébé, le changement, la nouveauté dans certaines limites, constituent un puissant facteur de l’attention : le bébé est poussé à comparer. Selon Marcelli, « le changement est pour l’attention ce que la similitude est pour la mémoire  : un puissant facteur de stimulation et d’investissement » (Op.cit., p. 65).

Somme toute, d’après Marcelli, « [l]’élément permettant la liaison entre le registre de l’activité perceptivo-sensorielle et le registre de l’activité de pensée symbolique est le facteur « temps  ». C’est la répétition, la rythmicité des expériences, des échanges entre le nourrisson et la mère, qui lui permettra d’organiser ces expériences selon un repère temporel, basé sur la ritualisation, et de relier entre eux les différents agglomérats. Ce lien portera essentiellement sur la succession entre un agglomérat déplaisant ou excitant et un agglomérat plaisant ou apaisant. Et c’est ainsi que Marcelli émet l’hypothèse que la première activité de pensée indépendante d’une activation perceptivo-sensorielle concerne une pensée sur le temps qui pourrait se formuler de la façon suivante : « Après ça, il y aura autre chose ». Le bébé n’accèderait que dans un second temps à la figurabilité des expériences qu’il éprouve » (Ciccone, 2001, p. 200). « Toutes ces « capacités » exigées du bébé (d’attention , d’anticipation , de surséance) nous semblent reposer sur une seule, à savoir la capacité de tolérer la douleur due à la frustration, à la séparation, à l’angoisse » (Op.cit., p. 202). De fait, « [l]e développement de la pensée s’appuie non tant sur une représentation de l’absence que sur une représentation de l’éprouvé émotionnel autour de cette expérience de l’absence » (Ibid.).

En définitive, le lien qui existe entre le développement de la perception du temps (temporalisation) et et le développement de la perception de soi (subjectivation) est présent dès le début de la vie du nourrisson. Le rythme et l’attente jouent en effet un rôle essentiel dans l’émergence de la pensée de l’enfant, car l’un permet d’acquérir la notion de permanence, et l’autre, d’élaborer la séparation.

Rappelons, avec Stern, les étapes que franchit le nourrisson dans son expérience subjective :

Á l’âge de 9 mois, le nourrisson opère un changement dans le sens de soi et développe une expérience subjective interne qui lui appartient : « Vers huit semaines, un changement qualitatif s'opère chez le nourrisson : le contact œil à œil débute. Peu après, les sourires se font plus fréquents, on voit apparaître des sourires-réponses et par contagion. C'est le moment des premiers gazouillis » (Stern, 1985). Le partage d’une expérience subjective devient possible ; le contenu des échanges interpersonnels change (1989, p. 20). Auparavant, de 0 à 2 mois, il acquiert l’expérience d’un soi émergent (the sens of an emergent self), puis de 2 à 6 mois, le sens d’un soi noyau (the sens of a core self). De 7 à 15 mois, le sens d’un soi subjectif (the sens of a subjective self) se constitue, avant l’apparition du sens d’un soi verbal (the sens of a verbal sens).

Si l’on reconstruit le modèle développemental, nous trouvons un lien entre le temps et le mouvement chez Piaget. En effet, dans Le développement de la notion de temps chez l'enfant (1946), Piaget étudie la structuration temporelle de l'enfant en choisissant de « situer le développement de l'idée de temps dans le contexte cinématique en dehors duquel cette notion n'a pas de signification ». Piaget fait l'hypothèse que l'acquisition de la notion de temps ne relève pas seulement de l'information perceptuelle mais nécessite un traitement logique ou encore que la perception du temps se définit comme « l'élaboration symbolique de différences dans des données perceptives, intégrées à des schèmes qui leur donnent une signification temporelle » (Piaget, 1966, in Célérier, 2003). Cette élaboration nécessite une démarche logique qu'il nomme « pensée opératoire ». Il considère de ce fait que les enfants ne peuvent pas estimer correctement le temps avant d'être capables d'intégrer une élaboration symbolique dans une suite logique, c'est-à-dire avant d'avoir acquis cette pensée opératoire. Une estimation correcte du temps ne serait donc possible, selon Piaget que vers l'âge de huit ans et l'acquisition de la notion de temps se ferait progressivement en plusieurs phases, jusqu'à cet âge.

Au cours de la première phase qui se déroule tout au long de la période « sensori-motrice » de la naissance à 2 ans, le temps serait perçu par l'enfant à travers ses propres mouvements, il serait une « simple durée sentie au cours de l'action propre » (Piaget 1946). Mais cette « durée sentie »serait floue et surtout ne serait pas reliée au temps extérieur. En effet, la compréhension au cours de la période sensori-motrice serait une compréhension qui ne passe pas par la pensée ou par la représentation. Elle serait pratique et non symbolique et mettrait en jeu la perception ou le mouvement. C'est à ce moment là, par exemple, que l'enfant joue à retrouver un objet caché en soulevant le drap qui le couvre.

Piaget considère que la perception du temps évolue ensuite avec l'accès à la pensée symbolique ou pré-opératoire. Cette pensée est égocentrique et intuitive, c'est-à-dire que l'enfant confond son monde intérieur avec le monde extérieur, qu'il appréhende de manière intuitive. Par exemple l'enfant croit qu'une pêche et une prune sont semblables parce qu'elles sont rondes ou encore qu'un kilo de plume est plus léger qu'un kilo de plomb. Au début de cette période, au cours de la deuxième année, l'enfant accède à la représentation symbolique des choses, c'est-à-dire qu'il peut se représenter une chose absente par son évocation au moyen de dessins, de jeux symboliques, mais aussi du langage ou de l'imitation.

C'est pourquoi tout au long de la période pré-opératoire, c'est-à-dire entre 2 et 7 ans environ, la perception du temps, bien que plus précise qu'au cours de la période sensori-motrice, reste liée au mouvement et aux sensations. Ainsi, le temps ne serait pas autre chose que « la coordination des mouvements » dont « l'ordre temporel se confond avec celui des déplacements ».

L'influence des sensations conduit, elle aussi, à une estimation du temps erronée : « psychologiquement le temps dépend de la vitesse ou encore des mouvements avec leur vitesse »(Piaget, 1946). Sur un plan clinique cela signifie par exemple que si, pendant le même temps, un train A parcourt une distance x à une vitesse v, et qu'un train B parcourt une distance 2x à une vitesse 2v, l'enfant dira que le train B a roulé plus longtemps ou a mis plus de temps que le train A car il a roulé plus vite et plus loin. L'enfant assimile « plus vite » à « plus longtemps », et « plus de distance » à « plus de temps ». Cette confusion serait présente pour Piaget jusqu'à sept ans.

Dans la conception de Piaget, les « opérations intellectuelles » se mettent en place grâce à trois mécanismes : l'adaptation, l'assimilation et enfin l'accommodation. Cette confrontation de l'enfant au monde extérieur se produit vers l'âge de 6-7 ans, lorsque l'enfant sort de la période pré-opératoire et quitte sa position égocentrique associée aux affirmations intuitives.

Ainsi, le modèle développemental confirme que, dès les premières semaines de vie, le nourrisson serait capable d'identifier des séquences temporelles précises ou des rythmes simples. Pour Piaget la capacité de jugement du temps est donc subordonnée au développement cognitif des capacités de coordination et de décentration, c'est pourquoi l'acquisition de la notion de temps homogène des « séries objectives » (Piaget, 1946) nécessite l'accès au stade opératoire (vers l'âge de 7 ans). L'enfant peut alors effectuer des opérations de classification et de sériation et par exemple classer des évènements en fonction de leur ancienneté.

Cette approche a pourtant quelques limites. En effet, Piaget étudie l'aspect cognitif de l'acquisition et de la représentation de la notion de temps sans tenir compte ni du développement affectif de l'enfant, ni du rôle d'autrui dans sa structuration du sujet. Il se place dans une perspective intellectualiste où la « représentation » ne correspond ni à l'investissement affectif ni à la perception d'autrui.

En conclusion, il appert que le rythme serait la confrontation d'un temps répétitif, immuable et d'un temps aléatoire, inattendu. Cette confrontation, ou plutôt cette conjonction, de ces deux temps, ou mouvements rythmiques, « macro et microrythmes » fonde la subjectivité du sujet et son accès à la pensée.

Notes
11.

Dans l'observation du petit Hans, Freud décrit en 1909, (dans L'analyse d'une phobie chez un garçon de cinq ans), le jeu fort-da, (qu’il retravaillera dans son œuvre de 1920 : Au-delà du Principe de plaisir). Le patient joue avec des objets qui symbolisent l'absence et la présence de sa mère. Cette manipulation des objets se réalise au moment où le sujet est confronté à l'absence de la mère. Dans un contexte qu'il n'est plus l'objet capable de la combler. Le manque de la mère à l'enfant lui permet d'articuler ses propres signifiants qui constituent son registre symbolique.