III.1.3. Temps du bébé et temps de la psychose

Dès lors, que peut-on conclure de la temporalité du bébé pour ce qui nous intéresse dans la psychose ?

Effectivement, le rythme est organisateur des expériences de fracture, de chaos » (Ciccone, 2005, p. 24-26) et est « constitutif d’une base de sécurité », car il est présent dès la constitution du fœtus dans le ventre de la mère. Les « premières traces sonores et rythmiques […] représenteraient les premières expériences de discontinuité, de césure du temps , mais aussi de mesure du temps. Le rythme rend le temps mesurable, et participe ainsi des conditions d’existence du processus même de différenciation » (Ibid.). Il semblerait qu’il en soit de même dans la psychose : le rythme permettrait d’acquérir un sentiment de continuité de soi et de permanence qui puisse pallier l’angoisse de la perte. Toutefois, ce n’est pas seulement le rythme qui garantit le sentiment de sécurité, mais surtout la rythmicité d’expériences sécurisantes. Car si le rythme est organisateur, il peut être soit traumatique (cas de la cadence militaire, tant utilisée dans les régimes totalitaires, et cas du temps de Sisyphe, cf. II.6.1., supra), soit sécure (rythmicité d’expériences sécurisantes ou thérapeutiques). De plus, la circularité des répétitions et des rituels est inhérente au rythme (cf. II.2., supra). La circularité conforte cette « continuité sécure », support d’élaboration des expériences de séparation et de discontinuité.

Etrangement, dans les besoins infantiles, l’on retrouve la rythmicité et la circularité à l’œuvre dans le délire psychotique. Le délire apparaît bien comme une tentative pour la psyché de se réparer (cf. IV.4., infra) de carences infantiles dans le maternage. De fait, lorsque la sécurisation affective initiée par les rythmes n’est pas instaurée, et que le maternage est chaotique, le nourrisson se retrouve dans une situation de désespoir psychique (Marcelli, 1986). Ce désespoir peut aboutir à une pensée autistique, uniquement tournée vers la recherche d’une répétition, d’une reproduction d’expérience prototypique close sur elle-même, ou bien vers une insécurité affective qui marque le psychisme d’une attention forcée totalement aspirée vers l’appréhension d’un avenir toujours incertain. Dans le premier cas, la temporalité est régressive, dans l’autre, elle est progressive, mais dans les deux cas, c’est l’angoisse qui prime de façon déterminante.

Ainsi, en l’absence d’une sécurisation affective obtenue par le rythme d’échanges plaisants, la subjectivation est mise à mal, en particulier dans sa dimension d’élaboration de la pensée. Dans le cas d’une absence de rythmicité, ou d’une rythmicité insécure (répétition d’expériences déplaisantes), la pensée a du mal à émerger, et le bébé développe des défenses de survie par l’agrippement sensoriel. Faute de trouver un objet contenant optimal dans la relation avec la mère, le bébé va rechercher frénétiquement « un objet, une lumière une voix, une odeur ou tout autre objet sensoriel, qui puisse tenir l’attention , et, par là être vécu momentanément au moins comme tenant ces parties de la personnalité ensemble » (Bick, 1967). Elle va décrire comme des agrippements  lapremière organisation défensive mise en place pour lutter contre les angoisses primitives. «  C’est combattre pour survivre, et le seul moyen pour survivre à ce premier niveau est de coller, d’adhérer, c’est par là que vous acquerrez une identité . C’est une « identité adhésive » parce qu’il n’y a pas de second objet, il y a seulement quelque chose à quoi vous vous agrippez, à quoi vous collez…et quand vous ne pouvez pas, vous tombez en morceaux… Un tel bébé doit trouver où coller, il est très dépendant de sa tenue à des choses » (Haag, 2002). Dans la psychose, ces angoisses primitives peuvent se traduire par des noyaux défensifs primitifs, des « embryons psychiques congelés » (Rosella Sandri, 2001).

De même, Winnicott avait évoqué que la fonction du vrai self était d’assurer ce sentiment de continuité d’existence, hors duquel l’individu se trouve confronté à d’effroyables menaces d’annihilation ou d’effondrement. Houzel (1991) a également démontré comment le développement de la pensée chez le bébé a pour objectif de chercher à pallier les discontinuités en instaurant un fonctionnement psychique fondé sur la continuité. En un sens, c’est aussi le rôle que tente d’opérer le délire dans la psychose (cf. IV.4., infra), qui apparaît comme un délire répétitif (de l’ordre d’une défense autistique), à la recherche non pas de variations, mais d’une permanence mal assurée. « Le fond du problème dans les pathologies extrêmes pourrait bien être l’incapacité de concevoir de se décoller des parois distendues du contenant, réduit au pire à des lambreaux de murs sans plus d’intérieur que d’extérieur » (Haag, 1986, p. 50). Les émotions sont confondues avec les excitations des extrêmes sensoriels et sensuels, dans des angoisses de chute, de liquéfaction, d’anéantissement dans un espace et un temps sans limite. Le psychisme oscille alors entre les extrêmes, dans un contenant distendu insécure, sans élasticité rythmique dans les zones intermédiaires. Cette infinitude du temps se retrouve, ainsi que nous l’avons vu, dans le délire psychotique (cf. II., supra).

En conséquence, il apparaît que la temporalité mythique que l’on a dégagée comme constante dans le délire psychotique, se retrouve dans le premier développement psychique commun à tous. Le délire psychotique serait un moyen de réparer ou contourner l’archaïcité des expériences agonistiques de la psyché.