III.1.4. Le cas Lionel

Lionel est un patient de 32 ans, hospitalisé pour schizophrénie, mais surtout mise en danger par ingestion de toxiques (drogues dures : héroïne, méthadone, cocaïne). Sa première hospitalisation eut lieu à l’âge de 18 ans, à la suite d’une première tentative de suicide. Il a été hospitalisé plusieurs fois dans l’année, et nous avons eu de nombreux entretiens au cours de son hospitalisation. Il présente des moments exaltés, avec des discours délirants. Il se dit attiré par la religion et l’astrologie, qui donne des « signes pour prévoir ». Cette fois, il vient à peine d’être de nouveau hospitalisé, à sa demande, à la suite d’une prise massive de drogues et d’automutilations (brûlures au bras et à la main). Lorsqu’il présente des hallucinations, elles sont assez constantes, puisqu’il s’agit de monstres qui le persécutent. Il dit avoir eu peur des monstres depuis l’enfance, puisque c’est à la vue de ses dessins de monstres que l’enseignante s’était inquiétée. Lionel semble manquer de cadre contenant. Je dois systématiquement pallier cette lacune. Par exemple, il vient me voir sous le coup d’une impulsivité, et sans prise de rendez-vous, alors que, lorsque les rendez-vous sont pris, en fonction de son état, il peut arriver considérablement en retard. Il décrit une mère rigide, un père parti de la maison quand il avait six ans, et sa sœur, trois. Il aurait mis le feu à sa maison à l’âge de cinq ans, après s’être amusé avec des allumettes. Il semble également beaucoup se mutiler par brûlure. Il dit avoir eu très tôt le sentiment d’être abandonné par son père et d’être laissé à une mère peu aimante et démonstrative, qui n’a eu de cesse de le dévaloriser. Dans le transfert, il essaie systématiquement de me mettre en empathie, et de prolonger à outrance les entretiens, jusqu’à tenter de me faire déborder sur les autres créneaux. Il se présente comme le patient idéal, très compliant, presque un patient à materner… Il sollicite d’ailleurs très souvent une réassurance de ma part. Son fonctionnement affectif oscille entre un mode anaclitique et un mode fusionnel. Á la moindre contrariété affective, il plonge dans la drogue. Incapable de faire le moindre de projet, il semble vivre dans un présent vide, angoissant. Il présente d’ailleurs des angoisses de mort de façon récurrente. Il est désorienté dans les jours de la semaine, et n’arrive pas à s’orienter sur le calendrier. Sa demande est une demande systématique de prise en charge. Ainsi, lors d’une semaine de sport avec le professeur de gymnastique, il lui demande de gérer sa méthadone et son traitement à sa place. De la même façon, il tente de s’en remettre à moi en me demandant mon avis pour la moindre décision le concernant. Il dit lui-même avoir « besoin de philosophie » :« J’ai besoin qu’on me donne des réponses à des questions religieuses, métaphysiques. J’ai besoin qu’on me guide, comme les maîtres des arts martiaux, qui vont m’apporter la paix et le bien-être intérieur ». Lors d’un entretien, il me demande :

Lionel

- A votre avis, c’est à cause de ma mère que je me drogue ?

Moi

- Qu’est-ce que vous entendez par là ?

Lionel

- Ben c’est à cause du fait qu’elle me traite comme un gamin, qu’elle me laisse pas respirer ?

Moi

- Cela peut être une raison, mais pas nécessairement la seule.

Lionel

- Il y a un an et demi, je ressemblais à un cadavre d’Auschwitz, de Dachau. J’étais pas beau à voir.

Par ailleurs, tout en se plaignant de sa mère, il tente de me mettre dans ce rôle, offre que j’essaie de décliner systématiquement :

Lionel

- J’voulais vous voir car ça va pas avec ma mère. Elle veut tout gérer. On n’arrête pas de s’engueuler. Moi j’ai 32 ans, et vous comprenez, j’en ai marre d’être traité comme un gamin, j’voudrais pouvoir me gérer tout seul. Et j’voulais avoir votre avis, savoir ce que vous en pensez.

Moi

- Je n’ai pas à juger, ce n’est pas mon rôle. Mais qu’est-ce que vous vous en pensez, c’est ça qui est important ?

Lionel

J’voudrais pouvoir me passer de ma mère, de mon tuteur. J’ai perdu un chèque de 200 euros, qui était pour un copain. C’est ma mère qui a fait le chèque, mais c’est mon argent à moi. J’ai demandé à ma mère de faire opposition, pour lui prouver ma bonne foi. Elle n’a pas voulu et elle m’a engueulé. J’en ai marre d’être engueulé. Par exemple, ma sœur aussi elle m’engueule quand je me défonce. Ça m’aide pas. Je voudrais être libre. Il y a comme un feu intérieur qui me ronge, et que j’essaie d’éteindre avec la drogue. J’voulais vous demander : comment je peux faire pour m’en sortir ?

Moi

Quel est votre avis personnel ?

Ce qui semble apparaître, c’est que Lionel veut se coller à l’autre, dans le cadre de l’autre, comme s’il en avait été démuni. Il vit dans le pur présent de l’impulsivité, dans un vide chronique qu’il s’agit de remplir par les toxiques, dans une dépendance apparentée au stade oral. Il me dit ainsi qu’il n’a pas de souvenirs et que chez lui, les rêves remplacent les souvenirs. Il m’en évoque un, dont il dit dater de l’âge de un an :

Il me décrit ainsi ce rêve, selon lui, à l’âge de un an (cf. IV.3.2., infra) : « Je tombais du neuvième étage, avec une ceinture plastique autour du ventre, jusqu’à la chute. Avec la peur de me « crasher » en bas. Ce rêve, je l’ai fait une fois, avec un très fort sentiment de danger ».

Ce que décrit Lionel, c’est l’expérience agonistique du psychisme, lorsqu’il manque cette sécurisation par des rythmes et cet accordage affectif, nécessaires au développement de l’affect et de la pensée chez le nourrisson. Lionel semble être ce nourrisson de moins d’un an, en pleine détresse et chute libre. Il me décrit d’ailleurs cette image en parlant d’un bébé qui a encore ses langes. Son monde interne n’est pas suffisamment sécurisé pour qu’il puisse se représenter autre chose qu’un bébé chutant dans le vide.