III.2.2. L’espace dans le délire psychotique

La confusion primitive du temps avec l’espace peut également permettre de comprendre la forme circulaire de la temporalité mythique. De fait, les espaces sacrés sont presque toujours représentés de façon circulaire (voir l’archéologie des lieux de culte chrétiens).

Pour la phénoménologie, la présence demeure un espace, comme le spécifie Maldiney : « L’espace de la présence n’est pas un espace métrique, ou affine, ou même topologique. Il est constitué de tensions entre ici et là ou là-bas, entre proche et lointain, entre haut et bas, avant et arrière, vertical et horizontal, large et étroit, clair et sombre, ouvert et fermé » (Maldiney, 2004a, p. 28). Lorsque le temps de la présence n’est pas acquis et révèle des traits psychopathologiques, l’espace vécu se rétrécit également. Par exemple, dans la mélancolie, on constate une constriction de l’espace et un blotissement, et des tensions entre le proche et le lointain, qui résonnent avec la rétention dans le passé, faite de protentions vides. De même, « Être présent , c’est être présent au passé et à l’avenir à travers l’événement actuel. Si l’une de ces dimensions est défaillante, c’est que la présence est déchéante, et sa déchéance retentit dans toutes les dimensions. » (Op.cit., p. 29).

Resnik (1999) pour sa part met en exergue la notion de chaos, et d’expérience catastrophique. Le délire serait gouverné par une multiplication des lieux et des temps, ainsi qu’une errance de la pensée. Espace et temps seraient gérés de façon similaire dans le délire, du moins le délire de la psychose. L’organisation du temps et de l’espace dans le délire n’est en effet pas une organisation commune à tous dans le monde de la réalité sociale, mais elle témoigne d’une dissociation du continu spatial et de la linéarité temporelle, d’une difficulté majeure à intégrer affectivement le vide (distance spatiale, scansion temporelle). Le mouvement défensif principal est celui qui consiste à combler ce vide et à refuser la dimension de perte inhérente à toute séparation (spatiale : changer de lieu ; ou temporelle : vieillir ou mourir).

En ce qui concerne l’espace, le délire psychotique présente un espace dissocié, avec des pluralités de parties qui communiquent difficilement entre elles. L’espace est ainsi découpé en espaces bienfaisants et espaces malfaisants. Par exemple, l’espace corporel est vécu comme dépourvu d’auto-organisation, dépecé en morceaux, dont certains sont terriblement hostiles et influencés de l’extérieur. Cet exemple conduit également à penser la différence entre intérieur et extérieur, dans la mesure où il implique une rupture, une perte, un vide. Ainsi, les repères spatiaux dans le délire sont davantage des repères affectifs que des repères de distance. Comme il s’agit de fuir le vide psychique, de nombreuses expériences ont montré à quel point, dans la figuration spatiale des expériences délirantes, les personnes comblaient le moindre espace vide comme le laissent percevoir les créations artistisques ou littéraires des patients (voir les expériences de Prinzhorn, relatées par Binswanger, ). En somme l’on peut souligner la difficulté à penser un espace transitionnel dans le délire (Winnicott, 1968), où tout est proximité, sans distance : « La scène en tant qu’espace clos donne forme à la spatialité du délire, un espace où se rejoue la même pièce et où les acteurs ne sont jamais libres de mettre fin aux représentations » (Gros, 2007, §24). Ainsi, dans la mesure où les contours sont mal délimités, l’intrusion de l’autre de soi est en permanence vécue comme une menace. Tout l’environnement est vécu dans une proximité inquiétante, et il arrive que la personne délirante se sente contaminée par des choses qui ne la touchent pas. Gros analyse ainsi l’espace dans le délire, à partir du délire maniaque, dont on pourrait croire que l’espace n’est pas rétréci : « […] les paroles du maniaque fusent comme des objets volants et remplissent l’espace, tout comme son écriture, trop à l’étroit dans la page, s’étire jusqu’aux bords. Elle remplit complètement […]. Le monde , pour lui, « est devenu plus petit » […] » (Ibid.).