III.2.3. Le paradigme schizophrène

Dans le cas de la psychose, c’est la schizophrénie qui est paradigmatique de la spatialisation du temps, bien que l’on puisse retrouver des traits de cette spatialisation dans d’autres processus, mélancoliques ou maniaques. Le patient schizophrène, en dehors des plages délirantes, illustre bien la confusion espace/temps dont nous avons parlé, et qui révèle une expérience psychique de type catastrophique (chute dans le vide…), où le dernier recours est l’agrippement à un élément unisensoriel.

Cette confusion, qui dévoile une expérience psychique primitive, témoigne d’une absence de symbolisation, ainsi que nous l’avons évoqué, et d’une absence de métaphorisation dans le langage. L’expression est prise au pied de la lettre, et les métaphorisations spatiales du temps (le temps qui passe, l’écoulement du temps…), sont prises au premier degré, dans une fixation du sens : « Le schizophrène, touché avant tout dans son dynamisme vital, semble, au contraire, s’immobiliser de plus en plus et emprisonner son psychisme dans des relations d’ordre purement spatial ; qui remplacent des prépositions de nature chronologique (par exemple, « quand ») par des termes de nature topographique comme « où » » (Minkowski, 1933, p. 257-258). Le schizophrène est en effet touché dans son dynamisme vital : « En dedans comme au dehors, il ne sait plus que juxtaposer. » (Op.cit.., p. 259). Minkowski (1927) a pu parler à ce sujet de « rationalisme morbide », « géométrisme morbide », ou même « pensée spatiale », où les actes sont « figés », « sans lendemain », « à court-circuit », « ne cherchant point à aboutir ». Le schizophrène opère une saturation spatiale dans ses conduites, et le rationalisme morbide consiste à fixer les pensées destinées à occuper la personne, dans le but de ne pas perdre une seconde : « Á force de ne pas vouloir perdre de temps, il perdait tout contact avec le temps en tant que source première de l’inspiration et de la vie » (Minkowski, 1933, p. 264-265). En somme, dans la schizophrénie, s’opère une « dislocation très profonde du phénomène du temps avec une prévalence du passé qui représente, comme nous le savons, l’aspect le plus statique du temps vécu » (Op.cit., p. 267).

Maldiney emprunte d’ailleurs un cas de Minkowski, pour illustrer l’absence au monde du schizophrène : « « Là » qu’est-ce à dire ? Un schizophrène de Minkowski nous l’apprend. Assis sur une chaise, dans une salle où il est arrivé par différents couloirs, il répond à celui qui lui demande où il est : « Je suis ici, mais pour moi ici ça ne veut rien dire ». Sa parole nous signifie qu’il a cessé d’être le là où quelque chose et lui-même puissent avoir lieu et sens d’être. Pourtant il est capable de nommer tout ce qui l’entoure et de retracer en détail son itinéraire. Il occupe un emplacement qu’il peut localiser. Mais il ne s’y trouve pas. Il ne s’y découvre pas soi ; et il n’est pas au monde. C’est que l’étant n’est pas le monde. Être au monde, ce n’est pas être à la vitrine d’une exposition universelle de l’état. Être au monde, c’est habiter ; et habiter, c’est être chez soi sous l’horizon d’un monde auquel nous avons ouverture et dont, à même cette ouverture, nous sommes le là, qui la révèle comme éclaircie » (2004, p. 26-27). De même, dans le cas Suzanne Urban, Binswanger (1949) évoque un espace perçu sans distance, au travers de sensation de type atmosphérique, climatique (le brouillard en montagne est sur nous…). L’espace devient indifférencié, sans limite, à l’image du temps.

Cette spatialisation du temps dans la schizophrénie peut être interprétée à l’aune d’une insécurité affective concernant les limites du corps et dans les premières expériences affectives et sensorielles du psychisme de la personne. Au sujet des limites du corps qui organisent la structuration temporelle de notre psychisme, Pankow s’exprime en ces termes :

« Revenir sur ses pas ! Retrouver des lieux qu’on a quittés ! Pour l’homme sain, l’espace retrouvé est aussi l’histoire retrouvée. Les murs qui ont abrité notre enfance, par exemple, nous ramènent facilement à elle, et des souvenirs précis et précieux émergent alors sans difficulté. Ainsi l’espace sécurise et « enveloppe » l’histoire vécue ». […] Pour l’homme fragile en revanche, un déménagement peut devenir tragique ; une fois perdus les murs sécurisants, cet homme se cramponne aux objets pour ne pas perdre son histoire. En outre, pour l’homme malade qui a cessé toute vie affective et qui n’a plus accès à son histoire vécue, la reconstruction d’un espace perdu peut permettre d’accéder au temps perdu » (1986, p. 83). « Mais lorsque le temps vécu n’est plus accessible il faut d’abord un corps qui puisse « l’engendrer », et si ce corps ne vit plus, on part en quête d’une équivalence : les murs. C’est l’espace qui fait renaître le temps perdu » (1986, p. 85).

Le temps vécu témoigne donc de la perception que le sujet a des limites de son propre corps. Pankow souligne à nouveau :

« Personne ne peut survivre en l’absence de limites de son corps. L’ouverture à l’infini est toujours dangereuse et celui qui a vécu l’abîme des camps de concentration en revient « avec des morceau de visage en moins qu’il remplace par des bouts de carton rose ». Cayrol sait beaucoup sur l’homme et sur le temps vécu qui s’arrête, car le prisonnier d’un camp quitte son corps vécu pour se réfugier dans le monde des choses, temporellement inertes. Plus tard, rentré chez lui, pour survivre auprès des autres, l’ex-prisonnier remplace les morceaux arrachés de son visage par des « bouts de carton rose », car, sans limite l’homme ne peut vivre » (1986, p. 113).

Or nous savons, par la psychopathologie, la discordance que le schizophrène entretient avec un corps qu’il ne vit que par morceaux détachés les uns des autres. Au clivage de la perception de ce corps, correspond un clivage temporel, ainsi que le souligne Ciccone : « Le clivage dans le temps est à la fois tributaire du clivage dans l’espace (c’est parce que le repérage entre les objets bons et les objets mauvais a été effectué que leur successibilité peut être envisagée, et développer, comme nous allons le voir, la pensée), et à l’origine du clivage dans l’espace (c’est parce que les expériences bonnes et mauvaises se sont succédé de façon rythmique qu’a pu se réaliser la perception d’une qualité bonne et d’une qualité mauvaise et qu’ont pu être séparées dans l’espace – et dans le temps, car nous croyons que ces deux notions ne sont pas différenciables à ce stade – les figures idéalisées et les figures persécutrices) » (2001, p. 180). « Le clivage spatial, qui divise le self et les objets en parties bonnes et mauvaises, sépare aussi dans la « géographie » du fantasme inconscient le haut et le bas, le devant et le derrière, l’intérieur et l’extérieur, ainsi que le décrit Meltzer (1967) ».

Ainsi, l’absence de devenir temporel ne peut que s’accompagner d’une spatialisation du cours de la pensée, qui se retrouve dans la difficulté à penser le temps par le biais de la métaphore. Pour Pankow, l’absence de métaphorisation du temps dans la schizophrénie pourrait s’expliquer par le problème de l’espace : « Le phénomène d’un langage qui se vide de son sens et dans lequel les mots ne disent plus ce qu’ils devraient dire est étroitement lié, d’après moi, au problème de l’espace. L’homme ment d’abord dans son espace qu’il habite plus ou moins mal et ensuite il ment dans son corps qu’il n’habite plus. Ainsi le langage n’est-il plus une ouverture dans la communication, mais comme une « crampe » où le mensonge annule l’accès aux références symbolisantes » (1986, p. 15).

D’un point de vue phénoménologique, cette question des limites et de la finitude peut se traduire par la notion d’habitat psychique. L’image du corps évoque l’image du monde (Fernandez-Zoïla, 1987), donc l’espace, mais la translation dans l’espace d’un lieu à l’autre est en même temps une translation dans le temps. Lorsque l’habitat n’est pas assuré, le sujet se trouve dans une temporalité de l’instantanéité (que Bin nomme « intra festum », 1992), une temporalité de l’instant qui se dévoile à travers les formes de ratage d’instauration de soi-même, dans une pure instantanéité où aucun moment de négation n’est possible. Le patient remplit l’instant en masquant le vide du Moi. Pour Bin, les troubles affectant la structure intentionnelle de la temporalité sont corrélatifs des troubles de la constitution de soi-même dans la psychose, qui se dévoilent dans les médiatisations de la conscience. C’est cette impossible médiatisation qui entrave l’accès à la temporalité sociale. Car le schizophrène n’est pas renvoyé à un éprouver qu’il pourrait s’approprier comme sien, bien qu’il puisse employer correctement le pronom personnel le désignant comme sujet. Pour Bin, la schizophrénie est une pathologie de la médiatisation dans laquelle l’inaccomplissable différenciation d’avec l’immédiateté originaire est corrélative de l’impossible constitution de l’identité dans la médiateté. Selon l’auteur, le temps vécu est régi par le principe de l’intersubjectivité, qui en fait un temps partageable avec d’autres : « il s’agit essentiellement dans la schizophrénie d’une pathologie de l’intersubjectivité, du rapport de sujet à sujet, où le soi se constitue comme principe du rapport à l’autre sujet ou comme l’acte de se rapporter à ce rapport lui-même » (Op.cit., p. 124).

La schizophrénie semble faire paradigme dans l’apogée de la régression du temps vécu en temps mythique. De plus, la phase orale qui caractérise la schizophrénie (cf. IV.2.3., infra) en fait une phase commune à tout développement psychique, donc un parangon des difficultés d’accès à la temporalité autrement que sur un mode spatial et figuratif (cf. VI.3., infra).