III.3.1. Le deuil pathologique

Tous les patients que j’ai rencontrés présentent un vécu nostalgique extrêmement fort. Par nostalgie, j’entends une fixation sur le passé, avec des regrets, parfois des remords. Ce vécu nostalgique indique une souffrance dans le rapport à la perte et au deuil, et fige le temps vers une impossibilité à dépasser la perte de l’objet affectif introjecté dans une intentionnalité ou un horizon. Freud (1915) constate qu'à la différence du deuil normal qui se situe principalement au niveau conscient, le deuil pathologique (que Freud nomme mélancolie, sans qu’il parle nécessairement de la psychose mélancolique) se déroule au niveau inconscient. Il souligne l'inhibition du mélancolique qu'il attribue à une perte du Moi entraînée par la perte de l'objet. Il y a le deuil au sens classique et littéral, lors de la mort d’un être cher. Puis, il y a le deuil de la fiancée abandonnée, qui introduit une perte d’un autre ordre. Enfin, il y a le deuil des patients en échange clinique. Le tout est de savoir ce qu’ils ont vraiment perdu dans la perte. Selon Freud, la mort n’existe pas pour l’inconscient ; mais la mort est reconnue par le conscient dans le deuil ; le mélancolique ignore ce qui a été perdu. Si l’inconscient ignore la mort, c’est parce que les désirs qui l’habitent ne connaissent pas l’usure du temps. Mais il connaît la perte, parce qu’il en porte la trace sous la forme d’une anémie des investissements actuels. Cette notion de deuil est centrale dans la perspective temporelle.

C’est aussi la raison pour laquelle le deuil pathologique, en tant qu’il est l’expression de la rupture traumatique et de la difficulté du psychisme à symboliser la perte, se retrouve à l’œuvre dans toutes les psychoses. La question du deuil pathologique est celle de la perte d’objet : qu’est-ce qu’on perd lorsqu’on perd un être aimé ? Vraisemblablement, tout ou partie de soi-même : « L’analogie avec le deuil nous amenait à conclure que le mélancolique avait subi une perte concernant l’objet ; ce qui ressort de ses dires, c’est une perte concernant son Moi » (Freud, 1915, p. 152). Lorsque l’unité n’est pas acquise, la séparation sécure ne l’est pas non plus : toute relation d’objet est fusionnelle et incapable de penser une perte autrement que sur un mode traumatique, puisqu’il y a « une identification du Moi à l’objet abandonné » (Op.cit., p. 156).

« Tout d’abord : le deuil normal surmonte bien, lui aussi, la perte de l’objet et absorbe pareillement, aussi longtemps qu’il dure, toutes les énergies du Moi. […] Sur chacun des souvenirs et des situations d’attente qui montrent que la libido est rattachée à l’objet perdu, la réalité prononce son verdict : l’objet n’existe plus ; et le Moi, quasiment placé devant la question de savoir s’il veut partager ce destin, se laisse décider par la somme des satisfactions narcissiques à rester en vie et à rompre sa liaison avec l’objet anéanti. On peut peut-être se représenter cette rupture comme si lente et si progressive qu’à la fin du travail, l’énergie qu’il fallait dépenser pour l’effectuer se trouve dissipée. […] Mais la mélancolie, comme nous l’avons appris, a quelque chose de plus dans son contenu que le deuil normal. La relation à l’objet n’est pas simple dans son cas, mais compliquée par le conflit ambivalentiel. L’ambivalence peut être constitutionnelle, c’est-à-dire s’attacher à toutes les relations d’amour de ce Moi particulier, ou bien découler précisément des expériences vécues qui entraînent la menace de la perte de l’objet. C’est pourquoi les conditions déclenchantes de la mélancolie peuvent déborder largement celles du deuil qui, en règle générale, n’est provoqué que par la perte réelle, la mort de l’objet. Dans la mélancolie, par conséquent, se nouent autour de l’objet une multitude de combats singuliers, dans lesquels haine et amour luttent l’un contre l’autre, la haine pour détacher la libido de l’objet, l’amour pour maintenir cette position de la libido contre l’assaut. Ces combats singuliers, nous pouvons les situer dans un autre système que l’Ics, le royaume des traces mnésiques de choses (par opposition aux investissements de mots). C’est là aussi que, dans le deuil, se jouent les tentatives de détachement, mais, dans celui-ci, rien ne s’oppose à ce que ces processus se propagent, par la voie normale passant par le Pcs, jusqu’à la conscience . Cette voie est barrée pour le travail de la mélancolie, en raison peut-être d’une pluralité de causes qui peuvent aussi agir de façon convergente » (Op.cit., p. 165-168).

La mélancolie s'accompagne en outre d'auto-accusations pouvant aller jusqu'à l'attente délirante du châtiment. En ayant l'intuition que les auto-accusations du mélancolique sont en vérité des hétéro-accusations, dirigées contre la personne importante de l'entourage « qui a amené la perturbation dans les sentiments du malade », Freud découvre la clé du mécanisme de la mélancolie. De cette façon, la perte d'objet s'était transformée en une perte de Moi, le conflit entre le Moi et la personne aimée en une scission (Zwiegespalt) entre la critique du moi et le moi modifié par l'identification ».

Ce mécanisme de l'introjection de l'objet perdu et du clivage du Moi comme défense contre la perte d'objet implique une série de conditions décrites par Freud et que nous pouvons résumer ainsi :

  • a) Pour que le choix d'objet régresse vers l'identification narcissique, il s'agit que l'investissement objectal soit fragile, et qu'il soit préalablement établi sur une base narcissique.
  • b) Pour que l'introjection de l'objet perdu puisse se produire, il faut que la libido régresse au stade oral ou cannibalique : à ce stade, par suite de l'ambivalence, l'amour pour l'objet se transforme en identification, et la haine se retourne contre cet objet substitutif. Ainsi les tendances sadiques visant un objet subissent un retournement sur le sujet lui-même.

Mais Freud relève que le sadisme retourné contre soi reste simultanément dirigé inconsciemment contre la personne de l'entourage visée : « Les malades, habituellement, parviennent encore, par le détour de l'autopunition, à exercer leur vengeance sur les objets originels et à tourmenter ceux qui leur sont chers par l'intermédiaire de l'état de maladie, après qu'ils se sont livrés à la maladie afin de ne pas être obligés de leur manifester directement leur hostilité ». C'est le sadisme retourné contre soi qui explique le suicide du mélancolique. Ce qui rend la séparation insupportable est le remplacement de l’introjection (mécanisme permettant d’étendre au monde extérieur les intérêts primitivement auto-érotiques, en incluant les objets du monde extérieur dans le Moi) par l’incorporation magique du disparu, là où l’introjection aurait enclenché un travail de deuil et de séparation : « Refuser le deuil, c’est refuser d’introduire en soi la partie de soi-même déposée dans ce qui est perdu, c’est refuser de savoir le vrai sens de la perte, celui qui ferait qu’en le sachant on serait autre, bref, c’est refuser son introjection. » (Abraham et Torok, 1972, p. 261). Dans le deuil pathologique, déni et clivage se côtoient. « Chaque fois qu’une incorporation est mise en évidence, elle doit être attribuée à un deuil inavouable. […] Pas de crypte donc qui n’ait été précédée d’un secret partagé » (Op.cit., p. 267). Il semble que l'introjection permette, dans une certaine mesure, de faire le deuil d'une personne parce que nous arrivons à inclure cet amour objectal dans notre Moi. Si l'introjection est manquée, nous ne pourrons pas inclure naturellement cet amour objectal, et la seule alternative, si nous voulons quand même garder cet objet d'amour avec nous, c'est de l'incorporer. L'incorporation de l'objet est un peu un leurre, puisque nous essayons de maintenir l'existence de quelque chose qui n'est plus. Nous basculons totalement dans une relation imaginaire à l'objet, une relation tronquée et détournée qui, par là, devient illégitime. De ce fait, il ne peut pas être nommé parce qu'il est secret ; c'est comme un désir, interdit, de garder cette relation à l'autre. La perte majeure peut être conservée sous forme de « cadavre exquis » (Op.cit., p. 242) et s’installe alors dans la personne en deuil une « crypte » : « Car il s’agit de couvrir la honte de l’objet indispensable ou ayant joué le rôle d’« idéal du Moi » (Op.cit., p. 267) ; « Et, sans conteste, dans le ventre de la crypte se tiennent, indicibles, pareils aux hiboux dans une vigilance sans relâche, des morts enterrés vifs » (Op.cit., p. 256). Ainsi, « [l]e deuil indicible installe à l’intérieur du sujet un caveau secret. Dans la crypte repose, vivant, reconstitué à partir de souvenirs, de mots, d’images et d’affects, le corrélat objectal de la perte […] » (Op.cit., p. 266). Le temps du deuil pathologique est donc un temps des morts-vivants. Par exemple, ce peut être un caveau secret où nous gardons un joyau, une oubliette dans laquelle nous voulons enfermer un souvenir qui ne doit plus jamais faire surface. Souvent le sujet échange alors sa propre identité contre une identification fantasmatique à la vie outre-tombe de l’objet perdu, par un effet de traumatisme. Dès lors, l’individu se sent figé dans le temps, dans un temps qui ne passe pas, et qui envahit son psychisme dans une sorte de « temps-mort », de « cure d’ennui  », pour reprendre un terme de Ferenczi.

De même, cette figuration de la mort comme permanence dans le mythe (cf. II.4, supra) illustre la difficulté, inhérente à la psychose, de penser la perte et la disparition. Elle caractérise un noyau mélancolique à l’œuvre dans les psychoses, qui s’exacerbe en symptomatologie première dans la psychose mélancolique, ou dans la phase mélancolique des troubles bipolaires. Binswanger (1960) parle, au sujet de la mélancolie, d’« humeur de perte », de « style de perte » accompagnant le relâchement de la trame temporelle. Ce fondement de la perte s’exprime dans la facticité (voir le divertissement pascalien, ou l’ennui schopenhauerien), la souffrance, l’angoisse et la tendance suicidaire.