a) Le « typus melancholicus »

Mais c’est Tellenbach (1961) qui a mis en avant la question d’un « typus melancholicus », sorte de type universel de la mélancolie. Notre hypothèse est que ce « typus » se retrouve à l’œuvre dans toutes les psychoses, mais qu’il ne s’y exprime pas forcément de façon explicite et prégnante.

Le « typus » est une personnalité attachée à l’ordre, à la conscience du devoir et à une vie de dévouement. Il est organisé par « l’includence » 12 et la « rémanence » 13 . L’ordre est le seul garant de l’homéostasie de l’être. La thèse de Tellenbach est que la psychose mélancolique surgit lorsque l’ordre est perturbé (déménagement, naissance…). La mélancolie connaît alors une modification profonde des rythmes et des cycles, jusqu’à l’abolition rythmique. C’est alors l’effroyable monotonie, celle du poème « L’horloge » de Baudelaire : « Horloge ! Dieu sinistre, effrayant, impassible/ Dont le doigt nou menace et nous dit « Souviens-toi »… »… Le type mélancolique ne devient malade mélancolique que dans la mesure où se présente une situation pathogène favorisant l’includence et la rémanence. La mélancolie endogène consiste dans la rétention du mouvement vital de base, dans une perturbation de la possibilité même d’effectuer la réalisation du soi.

Le sujet mélancolique lutte surtout contre une angoisse du vide, caractéristique de l’angoisse psychotique. Freud, dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926), attribue d’ailleurs la source de l'angoisse à la crainte de la séparation et de la perte d'objet, révisant ainsi radicalement ses vues antérieures sur l'origine de l'angoisse. Comme le souligne Binswanger, dans la mélancolie, « on ne peut être à soi-même son propre contenu » (1960, p. 128). « D’un tel vide peut aisément résulter un retour au passé . Cela amène une stagnation qui prend possession de tout l’être » (Ibid.). Pour lutter contre l’angoisse du vide, l’individu élabore des programmes, le déséquilibre de tout ordre étant vécu comme une menace : « C’est un fait avéré que des perturbations de l’ordre interviennent régulièrement avant les phases » (Op.cit., p. 132). « La menace réside dans la manière dont l’ordre même est approuvé et vécu et dans le fait que la réalisation de soi-même y est liée » (Op.cit., p. 132-133). L’ordre est un concept central selon Zutt (1953), car l’ordre indique la forme spécifique d’un rapport primaire entre le sujet et le monde dans laquelle cet individu est en sûreté est l’ordre existentiel (Daseinsordnung). Si cette forme est bouleversée, alors cela a comme conséquence, pour l’individu, l’insécurité, la méfiance, la peur. Ainsi, la dépression du déménagement chez le mélancolique est initiée par la peur du sujet d’aller vers un espace inconnu. C’est d’ailleurs la même problématique pour le temps. Le mélancolique est alors en errance, temporelle et spatiale, pour ne pas se fixer dans un lieu ou un temps qu’il risquerait de perdre. Son temps est celui du déjà-perdu, puisqu’il ne risque pas de le perdre une seconde fois… Dès lors, l’ordre peut être une tentative de défense pour contrer le phénomène d’errance temporelle et spatiale. Dans l’ordre, on peut inclure tout ce qui va limiter le sujet (par exemple l’abattement de Werther (Goethe, 1787) ; l’accablement naissant de l’échec coupable de la décision d’atteindre la forme véritable d’une existence propre chez Kierkegaard…).

Notes
12.

L’includence est, selon Tellenbach, le fait de s’enfermer dans les limites fixées de l’ordre, dans une prison de devoirs et d’obligations.

13.

La rémanence est, selon Tellenbach, la situation temporelle d’un sujet qui est dans la crainte de demeurer en-deçà des exigences de l’action, et dont le seul projet est d’éviter à tout prix la dette envers autrui.