c) L’attente de la mort

Le mélancolique est traversé en permanence par l’idée de mort, la sienne comme celle des autres. Il éprouve un sentiment d’incurabilité tel, que la question fondamentale devient : quand vais-je mourir ? La seule attente est celle de la mort, du mourir le plus vite possible. Des sujets mélancoliques jeunes peuvent éprouver des sentiments de vieillesse, comme l’indiquera le cas clinique Olivier (cf. III.3.2.2., infra).

Tellenbach (1961) souligne une inhibition du temps du devenir interne. Dans l’inhibition, l’existence est en train de perdre son déploiement vers l’avenir, ce qui provoque l’ennui mélancolique, cet état d’abattement et de stupeur (voir Schopenhauer, 1818-1819).

Dans la mélancolie, « le Moi se tient en quelque sorte à côté de son deuil » (Op.cit., p. 50). « Le mélancolique ne peut souffrir que sous l’obsession d’un deuil qui ne lui est pas propre. » (Op.cit., p. 51). Ainsi, la perte est toujours vécue par le mélancolique comme « suppression d’un partenaire de son rôle interpersonnel qui le fait chuter dans un déracinement de son être-été qui est sa seule raison d’être, par contre l’absence d’objet d’attachement signifie pour la personnalité état limite une suspension immédiate ou même une annihilation de son être-là actuel ou de sa présence comme telle » (Maldiney, 2004b, p. 113).

C’est aussi la raison pour laquelle le présent mélancolique est figé : Le mélancolique « ne peut être présent parce qu’il n’a plus de présent. Il n’y a pas pour lui d’autre événement que celui définitivement bloqué dans un passé rémanent qu’il ne cesse de dénoncer dans sa plainte la seule forme d’action qui lui reste. Il vit dans un pseudo-présent dans lequel indéfiniment de l’accompli se verse en accompli. Tout événement y est forclos et, particulièrement, cet événement qu’est une rencontre  » (Maldiney, Op.cit., p. 98).

Il s’agit d’un présent qui s’apparente au temps de Sisyphe (cf. II.6., supra), où le cercle maudit se réitère à chaque fois : « La plainte est un cercle. Ce cercle est à l’image de son centre, lequel n’a d’autre expression de soi que lui. La plainte est en même temps l’expression d’une situation ponctuelle, fermée sur soi et indéplaçable et une défense contre cette situation, qui se réduit à la simple situation d’être là, consistant seulement de cet échouage. Le champ que le mélancolique tente de se donner dans la plainte n’est que l’aura de sa dérélection présente. Quand il s’écrie « Ah ! si seulement je n’avais pas… (ou) si seulement j’avais… » ce « Ah » est, comme toute interjection, la marque du présent. Toutes les exclamations jaillissant du présent aboutissent au présent sous la forme tacite ou expresse d’un « je n’en serais pas là… ». Là qui est aussi bien le départ de la plainte que son lieu d’arrivée. Or « en être là », « en être arrivé là » c’est être arrivé sans être jamais parti. Si à chaque fois le mélancolique retombe là où il n’est pas sorti, ce n’est pas parce qu’il habite son passé  ; c’est parce que son présent a un poids tel, qu’il n’est plus un présent de traversée, ouvert à un avenir et procédant d’un passé, mais un présent pesant en lui-même, celui d’une présence enfoncée en soi, dont l’exclamation dans la plainte est une forme de réflexion simultanée. Ce présent qui s’enlise en lui-même est, monstrueusement, un présent d’incidence nulle, un présent de décadence absolue, fait d’accompli revenant indéfiniment en accompli, dans prendre place dans le temps, forclos » (Maldiney, Op.cit., p. 165-181).

Selon Bin (1992, p. 172), ce sont les caractères d’irrémédiabilité et de déjà révolu qui caractérisent la mélancolie, dans une structure temporelle orientée vers le passé (le post festum). Á l’inverse du schizophrène, le mélancolique évite la confrontation avec l’altérité en en constituant un simulacre de lui-même, en développant un masque. Il surmonte la différenciation nécessaire à l’identité en introjectant une chimérique extériorité qu’il donne à voir aux autres, dans un souci théâtral. Le mélancolique joue un rôle.

Par exemple, la plainte mélancolique apparaît comme un substitut de la crise et une distorsion du présent, devenu statique et sous-tendu par un parfait (« Ah si je n’avais pas… »). Le mélancolique dans la plainte, évoque donc un passé qui n’a jamais eu lieu. Ce faisant, « il suscite un anti-monde libre de l’événement et du temps , et dans lequel, à partir de cet irréel événement passé, il se livre à des protentions » (Op.cit., p. 106), qui sont des protentions vides : « Si je n’avais pas… je ne serais pas… ». Le présent du mélancolique est un présent stationnaire, qui ne se temporalise plus dans une tension. Le présent mélancolique est un « présent de pure décadence » (Op.cit., p. 107). « Présent sans arrivance, toujours déjà arrivé, où indéfiniment de l’accompli se verse en accompli, parce que rien n’arrive, parce qu’il n’y a pas d’événement. Ce présent est sans rétention. De lui il n’y a rien à retenir. Le passé qui s’enfonce en lui-même n’est pas modifié, à mesure qu’il s’enfonce, par la rétention en lui d’un nouveau prsent : il n’y a pas de nouveau » (Op.cit., p. 107).