III.3.2.3. Mélancolie et manie

La manie est souvent considérée comme l’exact antipode de la mélancolie. La manie est notamment caractérisée par fuite des idées, le monde de la joie du Dasein, du triomphe (Freud), de l’activité et du débordement, avec comportement fanfaron, jusqu’au délire des grandeurs ; tandis que la mélancolie souffre d’un comportement pusillanime, avec délire de petitesse, douleur du Dasein, souffrance d’être-au-monde, retrait du monde commun et du monde ambiant, stagnation du cours de la pensée, du cours des actes et interruption de la continuité. Binswanger (1956) parle, au sujet de la manie, de « temporalité de l’extravagance ». Mais l’extravagance est le contraire de toute maturation, et il me semble que mélancolie comme manie sont les deux faces d’une même médaille. La manie est cette phase de triomphe sur la souffrance, mais qui n’est toujours que transitoire. Pour les psychiatres, la phase maniaque représente d’ailleurs une issue aggravante par rapport à la crise mélancolique. Dans la manie en effet, la libération de la perte de l’objet dont souffrait la mélancolie reste illusoire : l’autre n’est pas davantage considéré comme un alter ego, mais comme une chose, tout à fait dévalorisée et dont on abuse.

Le trouble temporel majeur dont souffre la manie est celui de la continuité de la pensée et de la fuite des idées (Binswanger, 1947-1957). Il s’agit donc là encore d’une défense. La biographie interne est dominée par des présences triviales, actuelles, momentanées, chosifiées, sans lien ni ancrage. Ce qui est perdu durant la manie est l’unité de la temporalité du vivre. Ainsi, la mélancolie expose la désorganisation et l’enchevêtrement des mouvements rétentifs et protentifs de la structure temporelle. La manie témoigne du relâchement de cette structure temporelle, réduite à l’actuel et au temporaire, sans continuité ni ancrage. Ce qui unit le Je empirique (par exemple dans l’expérience clinique) et le Je transcendantal (celui de la constitution intentionnelle de la temporalité), c’est l’Ego pur. La situation pathologique place l’Ego pur (Husserl, 1905) hors de l’expérience habituelle et loin de toute issue. La détresse de l’Ego ne signifie pas sa disparition, car il se manifeste aussi bien dans la souffrance mélancolique que dans le pseudo-triomphe maniaque. D’après Binswanger (1960), dans les deux cas, il y a une altération de la continuité de l’expérience, une défaillance de la confiance transcendantale dans le déroulement de l’expérience, et donc de la réalisabilité du cours de la vie, comme une « défaillance du Survenir (Geschehen) du Dasein dans la maladie maniaque-dépressive » (Op.cit., p. 22). La mondanéité est vacillante, et c’est du vide qui lui est substitué.

Somme toute, la dissolution des liens constitutifs transcendantaux est commune à la manie et à la mélancolie, et l’on peut s’accorder avec Binswanger lorsqu’il écrit : « […] l’arrêt du temps est, lui aussi, un mode de temporalité , à savoir justement ce mode dans lequel la présence, quittant ses extases, retombe sur elle-même dans le passé , le présent et l’avenir en tant que « présence nue », horreur nue ». Le retour temporel c’est quand « nous sommes à nouveau en mesure de saisir le terrifiant de la terreur et nous-mêmes, de la prendre et de nous prendre par tel ou tel côté et de pouvoir établir une comparaison. C’est ainsi que nous réintégrons le terrifiant de la terreur dans la trame continue de notre expérience » (1952-1953, p. 85). L’on peut même préciser qu’il s’agit d’un rétrécissement temporel au seul présent qui, de changeant qu’il est dans la temporalité sociale (ou insaisissable) devient substance. Selon Maldiney, l’errance caractérise en effet tant la mélancolie que l’existence maniaque : « Sa temporalité fait long feu, elle s’exténue dans une inversion infinie. Sans cesse le temps arrive du futur . La pensée réagit en remontant le temps, dont elle inverse au fur et à mesure le cours. Là où ce contre-mouvement est sans mesure et sans fin, elle découvre toujours du temps incident qu’aussitôt elle inverse, de sorte que le temps qui vient ne se verse jamais en temps qui s’en va » (Maldiney, 2004b, p. 98). Alors que chez le mélancolique, le temps vécu est ralenti, sinon immobile, en décalage avec le temps social, de même, chez le maniaque, le temps ne se déploie pas, il est réduit à l’instant : « L'excité maniaque ne vit que dans le maintenant et c'est au maintenant que se borne son contact avec l'ambiance ; il n'y a plus de présent, comme en général il n'y a plus de trait de déploiement dans le temps chez lui » (Minkowski, 1933, p. 275). On peut alors faire un parallèle entre les temps du maniaque et du mélancolique, altérés tous deux jusqu'à la disparition.« La temporalisation maniaque, réduite à une « momentanéisation absolue », ignore toute durée et disparaît comme la temporalisation mélancolique »(Tatossian, 1979).

Alors que la mélancolie objective un ralentissement du tempo de la temporalisation, la manie obéit à une accélération. Ces deux affections concernent la vitesse (des échanges intra-neuronaux, des activités, des rythmes, de la temporalisation, du travail des énonciations). Binswanger signale déjà que Griesinger rattachait le « phénomène de la fuite des idées - propre à la manie - à la vitesse de la pensée ». Ajoutons : l'expansivité, la joie festive « sans raison », l'instabilité. Mais Biswanger s'attache à démontrer comment la pensée « saute » les termes intermédiaires avec des bondissements, des glissements, des sautillements qui engendrent cette volubilité fluide du maniaque. La danse des mots et des gestes court au seuil de l'éparpillement. Une telle fluidité sans ordre, sautant par dessus tout ordre (et l'englobant) permet à Binswanger d'isoler dans les manies la catégorie de la discontinuité comme structuration typique. Le passé hypermnésique envahit un présent qui n'a jamais le temps de s'élaborer, alors que l'avenir, par des projets insensés, est convoqué aux noces d'un maintenant à peine installé en lui-même. Ce glissement sautillant du temps est le jeu de l'incontinence verbale, écrite et gestuelle. « Le moi, en tant que moi-même a perdu la ligne de son existence » dit Binswanger. Volatilité du temps qui saute, déborde, s'inscrit dans une discontinuité sans fin. Ce courant sans présent conduit Binswanger à cette réflexion : « Le présent comme tel constitue bien le plus merveilleux miracle de notre existence ».

En 1960, Biswanger note combien les apprésentations sont trouées chez le maniaque. Les défaillances dans la continuité de la biographie interne traduisent ce sautillement du fait que les différents moments de l'Ego ne se présentent pas eux-mêmes dans la totalité d'un maintenant ancré dans la temporalisation. Ajoutons que cette biographie est inscrite dans la suite du discours intérieur.