a) Extraits d’entretiens cliniques

Extrait n°1 d’entretien

C’est le premier entretien où je rencontre Mélusine . Cet entretien est mené par l’assistant psychiatre, en présence de l’interne et de moi-même. Mélusine arrive, toute vêtue de bleu turquoise, dans une robe longue, avec son poste de radio dans une main, et son carnet dans l’autre, carnet de couleur bleu turquoise, avec un stylo bleu turquoise. Elle s’installe et commence à mener l’entretien seule alors que nous sommes trois. Elle me demande mon nom et veut le noter dans son carnet. Elle dit vouloir tout noter sur nous trois.

Mélusine

- Quelle est la personne la plus âgée ici ?

L’assistant

- Je crois que c’est vous.

Elle note alors son nom et son prénom, puis associe…

Mélusine

- Mireille comme Marseille comme Marie comme Marié comme Merveille.

Elle nous dit qu’elle vient nous voir sur les conseils de sa sœur jumelle.

Puis elle fait un dessin de l’hôpital La Timone dans son carnet, et dit qu’elle a « posé » le lieu où elle a été « déposée ».

Elle mène seule l’entretien, dans une parfaite maîtrise de ses gestes, pendant quelques minutes… jusqu’à ce que l’assistant l’interrompe, pour lui dire qu’il est inquiet de son état.

Mélusine rétorque qu’elle n’a pas besoin d’être hospitalisée.

Mélusine

- Je suis le mieux à ma maison. D’ailleurs, du temps de l’équipe Périer, toute l’équipe est venue à la maison et a vu comme c’était spacieux.

L’assistant

- Je suis assez inquiet. Vous avez une idée de ce qui s’est passé, ou du moment où vous avez senti que vous commenciez à aller moins bien ?

Mélusine

- Il y a naguère, quelque temps…

L’assistant

- Et pourquoi c’était ? Vous vous rappelez ?

Mélusine

- Peur du grand méchant loup.

L’assistant

- Vous vous rappelez que ça vous est déjà arrivé dans le passé, d’être destabilisée comme vous me semblez l’être aujourd’hui ?

Mélusine

- Ai-je l’air triste, délirante ?

J’ai l’impression qu’elle tente de se maîtriser.

Mélusine

- Je suis pédestre et métroisée, d’accord ?

Elle raconte ensuite que son frère Antoine aurait perdu ses repères spatiaux, temporels, scripturaux. Elle dit être bouleversée par la perte des repères temporels. Son frère en effet dit avoir vu son père il y a deux mois alors que son père est mort en 1976.

Mélusine

- Ma mère visualise tout par écran. Je suis dans le contact de chair, et non pas télévisuel. D’ailleurs, je n’ai pas mis mon empreinte sur le bureau. Vous avez remarqué ?

Elle continue de nier son état délirant, dit être « en paix » avec elle-même. Elle dit attribuer son état actuel (qu’elle finit par reconnaître sur l’insistance de l’assistant) à « une souffrance vénale au bras gauche ».

Mélusine

- Je gère tout toute seule : mes sœurs, mon frère… C’est l’« Opération Mélusine ». Mélusine invente un papa, une maman, un même sang consommé. Comme je n’ai pas d’enfants, j’aime chaque enfant du monde comme mon enfant.

Elle nous fait remarquer sa tenue, toute assortie en bleu turquoise. L’assistant lui demande pourquoi elle est habillée en bleu turquoise..

Mélusine

- C’est la couleur de l’apaisement, de l’équilibre, du romantisme. Vous, vous classez vos références [Elle montre du doigt l’étagère avec les classeurs] par marques, de la même manière que moi j’ai mes marques, vous, vous avez les vôtres.

L’assistant

- Est-ce que vous pensez que, malgré ces différences, on peut essayer de se comprendre ?

Mélusine

- Oui, bien sûr, sauf que vous, vous êtes psychiatre, vous vous êtes fait psychanalyser. Pas moi... Quand je suis montée dans le 72 [Bus], un journaliste de TF1 m’a photographiée. Donc, quelque part, il y a une photo de moi. Je n’ai pas lancé de procès, mais j’aurais dû.

Moi

- Quand était-ce ?

Mélusine

- Dans l’an dernier, je ne saurais le dater, vêtue de bleue. Le ciel était clair, bleu, c’était en journée. Il y avait l’« opération turquoise » chez les militaires. J’avais un transistor turquoise avec un Mickey allongé dessus. Mais le transistor, il a chu, il s’est cassé. Et l’irrespect qu’il y avait dans mon service. « La France putain, salope », moi, ça, je peux pas le supporter…

Ces mots semblent lui provoquer une très vive émotion.

Il faut que je constitue le livre de mon père. Il est venu des Océans le 11 novembre en France.

L’assistant

- Est-ce que vous entendez encore des voix comme avant ?

Mélusine

- Tout se passe paisiblement… Nous n’en sommes pas encore à l’état d’hospitalisation. Je n’ai d’ailleurs pas amené de vêtements [alors qu’elle a amené un énorme sac]…

L’assistant

- Il faut être hospitalisée. Je suis très inquiet

Mélusine

- Je suis une personne libre. Dans ma famille, je suis le pivôt. S’ils n’entendent plus ma voix, ils seront perdus… Je vais avouer, je passe aux aveux : deux têtes sont en jeu actuellement. La mienne et celle d’Al Qaida.

Elle est prise d’une très forte émotion. Elle explique alors que, de face, elle est une femme, mais que de dos, elle ressemble à Al Qaida. Elle poursuit :

Je prends souvent le métro. La mode cette année, celle de mes 57 ans, est au bleu et au rose. Je m’exprime bien dans le Rose, c’est normal, ma mère s’appelle Rose, et c’est elle qui m’a appris à parler. La cigarette nous donne de l’inspiration pour écrire. Je suis écrivain, j’écris des contes pour enfants, comme Mélusine. Voilà pour le côté fée. Pas féodal. Je voudrais prévenir ma mère, pour qu’elle ne s’inquiète pas.

Elle regarde sa montre.

Il est 10h05. Ma mère ne se réveille pas avant 10h30. Elle est constante.

L’assistant

- Et vous, vous êtes constante ?

Mélusine

- Absolument. Constante et contente.

Elle range son carnet et son stylo dans son sac, et nous dit en nous les montrant :

- Ce sont nos affaires. Nous inscrirons ce que nous voudrons, comme amélioration. Et soyez joyeux. Et la tête droite !

A l’issue de cet entretien, la sensation commune aux trois soignants présents est d’avoir été noyés par un flot de paroles.

Extrait n°2 d’entretien

Mélusine se balade toujours avec un immense calendrier dans son sac. Elle m’explique la raison pour laquelle elle n’a pas de téléphone portable, en ces termes : « Je n’ai pas de mobile, car je le suis ». Son orientation temporelle et spatiale semble très floue (cf. V.3.2.3., infra). Elle passe beaucoup de temps en entretien à détailler des listes, ou l’aménagement de son appartement, ou même du service hospitalier. Il lui arrive de s’habiller à l’envers (vêtements mis à l’envers), lorsqu’elle a une journée de permission.

Au cours du premier entretien que nous avons seule à seule, nous avons les échanges suivants :

Moi

- Comment vous anticipez ce mois à l’hôpital ? »

Mélusine

- Comment j’anticipe ? Un mois de création. Un mois de rencontres humaines nouvelles, un mois de liberté… totale !

Moi

- Qu’est-ce que vous appelez création et liberté ?

Mélusine

- Je suis le poète de l’Unité 3, j’ai des ongles bleus, je ne les ai jamais eus aussi longs de toute ma vie. Ma mère m’a dit : « tu n’as jamais porté les ongles longs ». Je passe du dissolvant durcissant, je repasse un liquide durcissant, et je me revernis les ongles. Les gens habillés en noir à Marseille, ce n’est pas normal, que je sache. Ce sont des silhouettes menaçantes. Mais elles ne peuvent pas m’atteindre car je me protège, avec mes gardes du corps, en maîtrisant la RTM… Alors j’en reviens sur mon rôle de Mélusine. C’est l’opération que j’ai lancée. Je suis le poète, alors je crée, je cristallise et je redistribue… Mireille par exemple habite Marseille, parce qu’elle M sa ville. Elle s’appelle Mireille. Elle s’appelle aussi Miel parce qu’elle est douce, elle a des douceurs et elle les distribue. Elle s’appelle Merveille, elle s’appelle Mimi, elle s’appelle Mademoiselle.

Moi

- Et vous avez fait d’autres séjours à l’hôpital ?

Mélusine

- Oh oui [soupirs]. De très nombreux. Depuis 74, je connais toutes les chambres du service, même la cellule. Je connais chaque interstice, parce que je m’adapte très facilement aux lieux. Là j’enregistre fort bien, la couleur verte, la couleur beige, la couleur orange, les dossiers colorés. Les instruments de travail sont bordés de noir.

Moi

- Donc vous vous repérez finalement ?

Mélusine

- Oui.

Moi

- Et dans le service du Pr. N. à chaque fois ?

Mélusine

- Oui. Avant c’était Dufour, mais il ne pouvait pas être en même temps au four et au moulin.

[…]

À l’issue de l’entretien, dans les escaliers, elle me parle de « voyage intersidéral », avec « deux personnes, des administratifs ». En regardant le sol granulé, elle me dit que c’est comme ces cailloux : chaque caillou est un jour en plus. Elle me dit que dans le « voyage intersidéral », on prendra une fusée, la fusée Ariane. Elle me parle de son retour terrestre. Elle se dit « animatrice » du service. Je suis épuisée par sa logorrhée et ses grands gestes maniérés.

Extrait n° 3 d’entretien

Ce jour-là, je croise Mélusine dans les couloirs du service. Elle m’accueille à bras ouverts (ou plutôt me tombe dans les bras), en me disant qu’elle n’attendait plus que moi. Car elle sort aujourd’hui, son hospitalisation est terminée, et elle voulait me faire un cadeau avant de partir. Elle m’emmène dans sa chambre, dont elle dit qu’elle est « lumineuse comme [moi] », et me prie de m’asseoir. Elle sort un sac plastique, où elle a rangé tous les cadeaux qu’elle a voulu me faire. Un timbre avec marqué « c’est une fille », et une enveloppe avec un timbre marqué « c’est un garçon », un stylo rose fushia à pointe fine… Outre ces menus objets très connotés, elle sort des boîtes de crèmes, qui sont des crèmes contre la frigidité vaginale, et des ordonnances de traitements gynécologiques pour la ménopause. Elle ouvre les boîtes, vides, et en sort les notices. Elle rassemble les notices et m’explique que c’est pour moi, c’est son traitement pour la ménopause, contre la sécheresse vaginale, et qu’il lui a été prescrit par la gynécologue. Elle me rappelle que c’est pour moi, pour que je prenne ce traitement quand arrivera ma ménopause. Stupéfaite mais amusée, je la remercie, tout en lui spécifiant que la ménopause, en ce qui me concerne ce n’est pas pour tout de suite !