III.4.1. La transmission psychique

La temporalité dans la psychose semble également porteuse d’une psychopathologie du transgénérationnel. En systémique, la famille est étudiée sous l’angle du mythe familial : « Le mythe familial exprime les convictions partagées qui concernent à la fois les membres de leur famille et leurs relations. Ces convictions doivent être acceptées a priori, malgré des falsifications flagrantes. Le mythe familial prescrit les rôles et les attributions des membres dans leurs transactions réciproques [...]. Le mythe n'est pas un produit dyadique mais collectif » (Feirreira, 1963, cité par Guyotat, 1980, p. 59). Dans le mythe familial de la famille à résurgences psychotiques, le patient psychotique est dit porteur du symptôme de la famille. Il pourrait en être de même du point de vue de la temporalité. Que révèle la temporalité psychotique du temps vécu de la famille ?

Dans les familles de patients psychotiques, on retrouve souvent des fantômes, tels qu’Abraham et Torok les ont décrits (cf. III.3.2.1., supra), c’est-à-dire des deuils pathologiques, et des secrets inavouables (incestes, crimes…). Le fantôme familial se transmet de génération en génération, par un non-dit, des béances, un silence, en sinistre héritage (Ancelin-Schützenberger, 1998, p. 62). Dans l’optique transgénérationnelle, une personne souffrant d’un fantôme qui sort de la crypte souffre d’une maladie généalogique familiale, liée à une loyauté familiale inconsciente, des conséquences d’un non-dit devenu tabou, comme l’illustre par exemple le film Fiorile (de Paolo et Vittorio Taviani), où la famille Benedetti porte le poids de la culpabilité d’un meurtre ancestral lié à un détournement d’argent impérial, au point d’être surnommée par le village les Maledetti (les maudits). Les dettes n’étant pas apurées, elles continuent de se transmettre de génération en génération.

L’existence même de la crypte et de l'oubliette donne naissance, par le même acte, à un fantôme qui vient habiter la famille, et qui, plus tard, la hantera. Si la mort termine une vie, elle ne termine pas la relation qui se débat encore dans l'esprit du survivant. Même dans le cas de l'oubliette, où le souvenir ne doit pas être gardé comme un joyau mais expulsé, le fantôme va se constituer, et de là naîtront souvent des secrets de famille, indicibles. Le destin d'un fantôme n'est pas de rester enfermé sans se manifester ; il se transmettra d'abord d'un parent à un enfant, et ainsi de suite. Mais un jour, il sera fortement activé, et il se manifestera par le retour d'un prénom ou la répétition d'une situation.

Le temps vécu de la famille est un temps mythique, ne serait-ce que par la négation de la mort, que l’on retrouve au travers de l’illusion de la transmission, qui se concrétise par exemple dans l’enfant qui devient le héros idéalisé qui va venir délivrer la famille de ses tourments. Ce peut être le cas de l’enfant de remplacement, celui qui remplace un autre enfant décédé : « On appelle enfant de remplacement, l'enfant né après une mort, généralement celle d'un autre enfant, parfois quelqu'un d'autre dans la lignée, et qui le remplace au foyer familial, et dont souvent il perpétue le nom (prénom) [...]. Souvent, il est promis à la mort, parce que dans l'imaginaire familial sa place est avec les morts (car c'est à la mort du disparu qu'ils pensent, plutôt qu'à sa vie, dans ces cas de deuil non fait, non assumé) » (Ancelin-Schützenberger, 1985, p. 405-406). L’enfant de remplacement est aussi un symptôme de l’interdépendance des liens transgénérationnels dans une même famille. Anzieu, écrit dans son livre Une peau pour les pensées (1986), au sujet de sa mère Marguerite Anzieu (le cas Aimée de Lacan, cf. III.3.3.2., supra) : « Elle était comme une morte-vivante. Elle portait le même prénom que sa sœur morte brûlée vive. Sa dépression provient de ce rôle intenable. Elle avait différé sa dépression après la naissance de sa petite fille, ma sœur morte elle aussi. Et ma naissance réussie a réactivé la menace insupportable » (1986, p. 16). Aimée-Marguerite sombrera quelques années plus tard dans une psychose délirante de type paranoïaque, que décrit Lacan dans sa thèse.

Tous ces exemples portent la même signature : ces hommes et ces femmes sont nés dans un climat de deuil non liquidé, ont été condamnés à leur naissance à être le mort-vivant ou le vivant-mort, couvant en eux le poids d'un autre dont le destin tragique s'est mêlé au leur, et tâchant, avec tous les talents qui leur étaient dévolus, de s'arracher à une identification mortifère avec leur double-fantôme, enfermé mais bien vivant dans une crypte à l'effet dévastateur trop souvent méconnu.

De même, Althusser (1992, p.48), dont on connaît le destin et la pathologie schizophrène, avait pour prénom celui qui commémorait le premier amour de sa mère, qu'elle ne cessa jamais d'aimer et qui mourut à la guerre : « En face de ma mère et hors d'elle, je me sentais toujours accablé de ne pas exister par moi-même et pour moi-même. J'ai toujours eu le sentiment qu'il y avait eu maldonne, et que ce n'était pas vraiment moi qu'elle aimait ni même regardait... Quand elle me regardait, ce n'était sans doute pas moi qu'elle voyait, mais, derrière mon dos, à l'infini d'un ciel imaginaire à jamais marqué par la mort , un autre, cet autre Louis dont je portais le nom mais que je n'étais pas... J'étais traversé par son regard, je disparaissais pour moi dans le regard qui me survolait pour rejoindre dans le lointain de la mort le visage d'un Louis qui n'était pas moi, qui ne serait jamais moi ».

Là encore, nous sommes renvoyés à la question de l’apprentissage de la perte, qui ne saurait être que traumatique, si l’attente est réduite à une expérience du néant donc de l’angoisse. En somme l’attente pourrait se définir comme le « laps » de temps au sens étymologique : labo signifie en effet tomber, chuter en latin (ce qui fait écho aux expériences d’agonie primitive et d’effondrement dont parle Winnicott). Dès lors la mort n’est pas symbolisable, ce que l’on retrouve également dans la négation de la succession. En effet, dans la temporalité psychotique, la pensée de la filiation se substitue à celle de la succession, de même que la pensée de l’origine occulte toute notion de rupture et s’inscrit dans une généalogie mythique. La filiation est une tentative de lutte contre la mort, ainsi qu’en témoigne la mythologie. Or, Israël affirmait qu’il n’y a pas de délire sans délire de filiation, ce qui se vérifie dans l’expérience clinique. Le délire de filiation s’apparente d’ailleurs à la temporalité mythique, puisque avec une généalogie fictive, la personne se crée un nouveau destin, illustre et immortel. La question de la filiation est très présente chez les patients psychotiques. Lorsque le délire de filiation mystique est présent, il s’agit souvent d’une filiation illustre, comme une filiation divine par exemple. Ciccone montre la parenté entre la filiation inventée et les failles narcissiques : « Le système de filiation narcissique contient la croyance à la possibilité de captation de la toute-puissance originaire ancestrale et se retrouve, par exemple, dans les délires mystiques qui témoignent d’un intense désir de rapprochement avec ce point d’origine. Il s’agit donc d’un système magique omnipotent » (Ciccone, 1999, p. 88).

La fonction délirante est celle d’une puissance magico-religieuse, qui domine les êtres, en connaît l’origine, et peut les reproduire à volonté. C’est notamment ce que Lacan a souhaité signifier dans son débat avec Ey ; le délire serait ainsi une position particulière du sujet à l’égard du monde dont sa parole est le reflet ; le sujet délirant est infatué, dans le sens étymologique de l’infatuation : la parole oraculaire serait liée au destin qu’elle promeut et proclame. Le sujet délirant se prendrait pour ce qu’il croit être nommé : « Cette méconnaissance se révèle dans la révolte par où le fou veut imposer la loi de son cœur à ce qui lui apparaît comme le désordre au monde, entreprise « insensée » […] en ceci plutôt que le sujet ne reconnaît pas dans ce désordre du monde, la manifestation même de son être actuel, et que ce qu’il ressent comme la loi de son cœur n’est que l’image inversée, autant que virtuelle, de ce même être » (1946, p. 171-172). Ainsi, le créateur du délire est en même temps le créateur d’un autre monde qu’il auto-engendre.

Nous avons mentionné à quel point le langage du mythe était structuré par les effets de répétition et de rythme, ce qui lui confère une aptitude toute particulière à la transmission. Au niveau psychologique, ce fait est patent, ainsi que le rappelle Albert Ciccone : « Mais l’inscription ne se réalise, la trace ne se transmet que sous l’effet de la répétition, de l’accumulation des mêmes expériences (notamment des traumatismes) » (1999, p. 69). En outre, il pourrait être intéressant de s’interroger sur la transmission du mythe au niveau inconscient, et dont la psychose serait un révélateur. Ciccone en effet, dans ce même passage, cite « Le Moi et le Ça » de Freud, pour rappeler le point suivant : « Il semble que les expériences vécues du moi se perdent tout d’abord pour le patrimoine héréditaire, mais que, si elles se répètent avec une fréquence et une force suffisantes chez de nombreux individus, se succédant de génération en génération, elles se transposent, pour ainsi dire, en expériences vécues du Ça » (Freud, 1923b, p. 251-252). Chez Gabrielle (cf. II, supra), cette façon de mettre en écrit ce qu’elle raconte par ailleurs de façon exaltée à l’oral ressemble à un vœu de transmission : cette patiente sait que ses lettres se retrouveront dans son dossier médical, et qu’elles pourront être lues par d’autres. Cette transmission en son absence correspond d’ailleurs à son vœu d’être « la messagère » et s’apparente à la transmission mythique qui est non seulement orale mais scripturaire. La répétition des mêmes récits présente un caractère litanique, par-delà les rares variantes, au point que toute l’équipe de soin se rappelle presque textuellement les paroles et les écrits de Gabrielle. Sa voix même, en ce qu’elle porte, la met dans la posture de messagère, de poétesse qui raconte le mythe.

Somme toute, le système inconscient familial est régi comme un mythe, donc répond aux critères de la temporalité mythique, tels que nous les avons définis en II (supra). Sortir de la famille pour aller vers la société (voir le passage sur la famille, dans les Principes de la Philosophie du droit, de Hegel) est aussi une modalité de passage initiatique entre la temporalité mythique et la temporalité sociale. La société tiercéise également le développement temporel. La famille du sujet psychotique est donc structurée par une temporalité mythique, avec une lutte inconsciente du système familial contre la mort, une dimension héroïque et sacrée des exploits des ancêtres, des cycles (par exemple, au niveau des prénoms), un souci d’immortalité. Quand le même nom est donné d'une génération à une autre, nous voyons qu'il est question de loyauté, de structure et aussi de lutte inconsciente contre la mort, la limite, et ceci par la perpétuation du même nom. La faiblesse humaine a besoin d'immortalité. Une lignée qui se termine est une tragédie que ceux qui la terminent ressentent. Le poids de la dette envers les ancêtres est d'autant plus pesant qu'est paralysantel'idée de tuer, consciemment ou inconsciemment, non seulement père et mère, mais aussi tous les géniteurs antécédents avec leurs désirs narcissiques d'immortalité. Faire le deuil de ses propres parents devient plus facile quand on leur offre une descendance. La continuité n'est pas alors imaginée mais vécue ; la naissance seraitalors symboliquement une réincarnation. Ou, pour le dire en d’autres termes, en ce qui concerne la symbolique du prénom : « Dans le choix du prénom de l'enfant – première inscription symbolique de l'être humain – apparaît en filigrane le désir des parents. Lors de sa naissance, l'enfant n'est pas vierge de toute inscription. Un avant-texte le précède qui est aussi un inter-texte parental où le prénom devient la trace écrite de l'enjeu du désir parental. Sur ce pré-texte, l'enfant devra inscrire son propre texte, s'approprier, par la singularité de ses traces, son propre nom. L'écriture du prénom reste la trace ineffaçable d'une histoire symbolique familiale, palimpseste groupal où concourent souvent plusieurs générations. Il faut parfois parcourir ce livre familial, suivre ses mouvements, relever ses caractères, reconnaître ce manuscrit des lettres attachées ; attaches qui traversent les générations pour permettre à l'enfant de faire sien son propre nom […] »(Tesone, 1988, p. 503).

Ainsi, dans les familles de psychose, une crypte est présente, masquant des tragédies de type antique (par exemple, celle de la famille des Atrides), où le temps vécu est un mode mythique. C’est aussi ce qui conduit à retrouver dans ces familles le deuil non résolu d’un ascendant, un deuil sans fin (« deuil originaire » chez Racamier), et des mécanismes de défense tels que le déni de l’origine (déni de la naissance propre, qui conjugue un double déni, celui de la différence des sexes, axé sur le complexe de castration, et celui de la différence des générations, qualifié d’incestuel) qui entraîne un narcissisme primaire défaillant, ou la production délirante issue de la forclusion (ce qui vient du réel n’est pas intégré, donc ne peut être refoulé, et revient sous forme d’hallucinations et de délire). De fait, lorsque pèse l’emprise des morts sur les vivants, s’instaure une transmission vampirique qui entrave le développement d’identifications narcissiques suffisamment affirmées pour donner à l’Œdipe une existence suffisamment conflictualisée (voir l’Antoedipe de Racamier). Chaque psychisme est ainsi l’héritier d’un appareil psychique familial, social et transgénérationnel.

Le secret familial sur un événement tabou instaure une « double contrainte » : ne pas penser mais ne pas oublier (Op.cit., p. 38). Là encore, il ne s’agit pas de n’importe quel secret de famille, mais d’un secret qui a entraîné, au niveau du système familial, ces mécanismes de défense psychotiques (concrètement, cela peut se traduire par l’interdit de prendre la parole sur l’événement, qui devient un sujet tabou), et dont le sujet psychotique devient symptôme, celui qui accomplit le destin transgénérationnel qui a voulu être dissimulé. En somme, « la longue attente , le sentiment d'abandon, le tabou sur la mort , le mensonge, les secrets de famille, ont été pire que la mort en soi, car le travail de deuil n'a pas pu se faire dans le mensonge, l'incertitude et la perception d'un tragique caché » (Ancelin-Schutzenberger, 1986, p. 97). Le sujet psychotique devient le conteur du mythe familial, à travers son délire. C’est aussi la raison pour laquelle le délire traduit la temporalité du mythe.

Dans la dimension autobiographique du délire, il semblerait que, parfois, soit réintégrée une dimension délirante du roman familial. Selon Freud (1909), le roman familial consiste en des fantasmes névrotiques par lesquels l’enfant modifie imaginairement ses liens avec ses parents tandis qu’il s’aperçoit qu’ils ne sont plus à l’image du narcissisme infantile et qu’ils deviennent frustrants. Le névrosé pense alors qu’il n’est pas l’enfant de ses parents, que ceux-ci ne sont pas ses vrais parents, qu’il est né d’une famille célèbre… Le sujet remplace sa famille par une autre supposée merveilleuse, et protège ainsi sa famille réelle, de son hostilité. Ce scénario auquel croit l’enfant est abandonné par la suite lorsqu’il peut tolérer à la frustration. La version délirante du roman familial s’inscrirait dans un registre plus narcissique, et persisterait chez l’adulte ; on peut penser que l’idéalisation de la famille serait telle qu’elle pourrait conduire à une construction d’ordre divin (par exemple, être le fils de Dieu), ou à l’inverse, l’hostilité du sujet se diffuserait dans la construction et l’idéalisation serait remplacée par la persécution présente notamment dans le délire paranoïaque. En ce sens, Rosenfeld (1955) explique que, si les constructions délirantes prennent la forme d’un objet idéal, celui-ci critique le patient et le détruit dans un mouvement persécuteur. Selon Porret, « Le roman familial, lorsqu’il se transforme en énonciation polémique se transforme ainsi intrinsèquement en délire paranoïaque. Le délire paranoïaque constitue la forme délirante du roman familial, tant par sa proximité de fonctionnement que par nature des objets qui s’y trouvent maniés : les identifications » (1987, p. 145). Dans le délire paranoïaque, on retrouve une logique de revendication des origines, liée à des motifs de vengeance et de représailles (Freud, 1909), mais aussi à quelques traits mégalomaniaques (voir les rêves d’empereur et d’impératrice). Freud a d’ailleurs vu dans le délire paranoïaque un roman familial qui aurait accédé au conscient (Lettres à Fliess, mai 1897 et juin 1898), mais à l’époque la rupture entre névrose et psychose n’avait pas encore été théorisée. Le roman familial du délirant est pris entre idéalisation et persécution, sans espace permettant de faire la différence entre la réalité interne et la réalité externe, sans espace pour le manque ou l’absence. La question du roman familial dans le délire pose en conséquence celle de la structure familiale du délirant psychotique (étudiée notamment par Pankow, 1977).

En somme, la transmission familiale dans la succession peut, au lieu d’être un crédit pour l’avenir de la nouvelle génération, receler des dettes et une culpabilité dont la génération future aura à expier la faute.