III.5. Subjectivité et intersubjectivité

La subjectivation pose également la question de sa construction par rapport à autrui, dans le lien intersubjectif, à l’autre, dans la rencontre (notamment au clinicien), et dans la dimension institutionnelle

III.5.1. Le temps et l’autre

Les figures temporelles du temps vécu posent la question de son articulation avec la construction de la subjectivité. La crise psychotique est à cet égard représentative d’une identité temporelle. Or, le temps vécu est aussi et nécessairement en interaction avec le temps vécu de l’autre, avec lequel il peut être en diachronie, témoignant du « phénomène de la non-coïncidence » (Lévinas, 1946-1947). L’accès à l’autre est d’abord un accès temporel, au travers d’une unification psychique. Dans la psychose, cet accès est compromis : « Le modèle de la subjectivité fragmentée du psychotique nous sert de paradoxe pour formuler l’hypothèse que l’histoire de chaque subjectivité est un processus d’unification qui part du morcellement. Le sujet devient un défi car il est toujours une structure instable et mobile. La conscience de soi est un point de synthèse dans la multitude des Moi possibles. […] [L]a conscience de soi-même est un moment ponctué de la synthèse de l’être, un moment stable dans l’instabilité de la conscience » (Madioni, 1998, p. 27). Le temps représente en effet le processus à travers lequel se construit la subjectivité. « Si la subjectivité n’est que le montage des fragments, dans l’acte même de la synthèse du « Je », la modalité (le module) psychotique représente une sorte d’exagération de chaque opération existentielle de construction d’une subjectivité » (Op.cit., p. 33). L’intersubjectivité nécessite une ouverture temporelle, qui n’est pas la temporalité mythique que nous avons dégagée du délire, et où la répétition est plutôt le signe d’un système clos. Selon Benedetti (1988), l’expérience délirante est fermée en soi car le délire est un symbole qui n’a pas un système de symbolisation, donc ne renvoie pas à une compréhension intersubjective.

Dès lors, la question de l’altérité de l’autre ne peut être séparée de la question de l’altérité du temps lui-même. Selon Husserl, l’expérience étrangère (die Fremderfahrung) ne peut jamais être comprise comme pleine synchronie, mais toujours comme l’expérience d’une absence dans la présence (d’une absence qui renvoie en fin de compte à cette absence totale qu’est la mort). L’autre est d’emblée mortel, donc le rapport intersubjectif à l’autre est toujours teinté de cette absence à venir. C’est aussi ce qui crée la pluralité de l’existence dont parle Lévinas : « Par là, disons-le tout de suite, l’existence est pluraliste. Le pluriel n’est pas ici une multiplicité d’existants, il apparaît dans l’exister même » (1983, p. 63). Le pluralisme requiert la mortalité, c’est-à-dire la finitude du temps, et c’est ainsi que la question du temps se révèle décisive pour la question de l’autre. Toute subjectivité est par essence intersubjective, du fait de son caractère fluctuant, c’est-à-dire temporel. Selon Husserl, « l’empathie au moyen de laquelle l’autre m’est apprésenté dans son absence présuppose une coprésence originaire de l’autre, exactement comme le ressouvenir par lequel je me rends présent mon Moi passé présuppose une communauté de conscience avec le Moi passé. Parce que l’absolu véritable est la temporalisation, il est aussi « intersubjectivité étant en flux » (manuscrit de 1931 de Husserl : cf Manuscrit C16VII cité par K. Held, Die lebendige Gegenwart, Köln, 1963, p. 186). C’est le Mitsein, l’être avec l’autre : « L’être-avec des autres est inséparable de Moi dans mon autoprésentation vivante de moi-même et cette co-présence des autres est fondatrice du présent mondain qui est lui-même la présupposition du sens de toute temporalité du monde incluant la coexistence mondaine (l’espace) et la conséquence temporelle » (Husserl, 1913). L’être est toujours fondé par l’intersubjectivité : « l’étranger premier en soi (le premier non-Moi), c’est l’autre Moi » (Husserl, 1929). Le co-souvenir de l’autre est en analogie avec le ressouvenir de la vie propre du Moi, de sorte qu’un Selbst-er-innern (un « se souvenir de l’autre », qui est en même temps son « intériorisation »), est possible. L’autre est présence vivante en moi, l’immanence de l’être reste pure temporalisation (durée). Or, dans la psychose, la présence de l’autre est multiple, et il s’agit d’une présence de morts comme de vivants, sans plus d’accès à la subjectivité. C’est une présence fragmentée, qui entrave l’interaction et inhibe la rencontre.

Aussi, lorsque la conscience de soi est acquise, alors est acquis le préalable àla rencontre avec l'autre : « il faut qu'il y ait d'abord et fondamentalement un sujet capable de dire Je pour éprouver l'épreuve de la confrontation avec l'autre » (Ricœur, 1996). En somme, « le temps n'est pas le fait d'un sujet isolé et seul mais il est la relation même du sujet avec autrui » (Lévinas, 1979).