III.5.3. Le cas Thierry

Dans la rencontre avec la psychose, on constate un certain nombre d’impasses, qui rendent difficile la rencontre. Car si le thérapeute doit aller à la rencontre du patient dans son délire (cf. VI, infra), ce n’est pas toujours possible, en fonction de la place qu’il occupe pour le sujet délirant.

Thierry est un patient de dix-neuf ans, qui est connu des services de police pour des actes de délinquance et des toxiques (cannabis, LSD, cocaïne). Il présente des bizarreries motrices et comportementales, avec une exaltation thymique et un sentiment de toute puissance. Il dit d’ailleurs avoir « un pouvoir ». Il est hospitalisé cette fois-ci pour avoir tenté une défénestration au domicile, sous cocaïne. Il souffre d’une angoisse majeure et d’une désorganisation psychomotrice. Son père est diagnostiqué schizophrène, de même que son oncle maternel. Dans son délire, il dit être corse, chinois et blanc, avoir des lésions cutanées aux deux pieds. Il exhibe son sexe dans le bureau et aux autres patients, et sollicite souvent un entretien « en tête-à-tête ». Il fait des avances aux infirmières du personnel soignant, et a des hallucinations auditives. Thierry peut s’adresser par exemple à une infirmière pour lui dire : « Séverine, tu te rappelles quand on fumait du shit ensemble ? Pourquoi tu fais semblant de pas me reconnaître ? Arrête de jouer avec moi ! »

En entretien, il m’évoque des histoires de mafia et de bandits corses, avec des incarcérations : « Je suis corse et arabe. Or les arabes n’aiment pas les corses… mettez-vous à ma place ». Il est à souligner que Thierry est d’origine vietnamienne et mauritanienne, et non pas corse ni arabe. Il m’explique qu’« on peut faire de la télépathie ensemble, car ça ne sert à rien que l’on se parle ». Ses idées délirantes sont non systématisées, à thèmes multiples, notamment de filiation et mystique, de grandeur, de possession. Son comportement est agressif, et il paraît très décompensé et dissocié. Dans la partie mystique du délire, ses parents seraient des dieux qui l’ont envoyé sur terre avec sa sœur. Il en vient à rédiger une lettre pour contester son hospitalisation auprès du Procureur de la République. Il parle de faire l’amour avec sa sœur. Ses demandes d’entretien sont très impulsives et impatientes, comme si le personnel soignant devait pouvoir être immédiatement disponible. En entretien, dans le contre-transfert, je ressens un froid glacial. Le regard de Thierry me fait penser à celui d’un serial killer, ou d’un serial violeur. Il me raconte son accident de moto, m’exhibe ses points de suture à la cuisse. Je sens une certaine répugnance de mon côté, sans bien savoir pour quelles raisons. Selon lui, le mobile de l’internement vient de son accident de moto, car les personnes qui l’auraient renversé auraient certes appelé les pompiers, mais ne se seraient pas excusées. Il dit depuis « avoir la haine ». Puis il me raconte qu’une femme habite avec lui [dans la réalité, Thierry n’a ni femme ni enfant, et habite chez ses parents]. Il aurait eu d’elle un enfant de six ans, contre son gré. Elle aurait enlevé le préservatif lors de leurs rapports sexuels, à son insu. Elle s’appellerait Marie et ferait de la magie : par exemple elle se transformerait en homme, en femme, et même en noire pour être comme lui. En disant cela, il rectifie immédiatement : « je suis blanc de peau » [alors qu’il est noir de peau]. Il affirme que cette femme marche de pair avec sa grand-mère : « elles font leurs trucs entre elles ».

Thierry présente de grandes crises de violence, qu’il ne reconnaît pas comme tel. Dans son délire, il dit avoir été interné car il « buttait tous les passants à la Belle de Mai », avec son arme. Il dit être armé, avoir eu une kalachnikoff avec laquelle il tirait sur tout le monde. Il dit avoir cassé sa kalachnikoff. Il précise d’ailleurs : « je ne suis pas mythomane »… Je lui parle alors de ses problèmes relationnels avec les autres patients. Au début, il les nie. Ensuite, il dit que ces autres patients sont « jaloux de [lui] ». Pourquoi ? Parce qu’il a des pouvoirs magiques et qu’ils le savent. Par exemple, en claquant des doigts, il a des lunettes Cartier, en claquant encore des doigts, des bagues en or, etc. (il fait le geste en même temps). Ou même, selon lui, il aurait le pouvoir de faire de la moto dans le service.

Il revient ensuite sur son accident de moto, pour me dire qu’une femme à côté de lui « a mis la main dans sa chatte », « c’est la vérité, sans mentir », pendant qu’on lui faisait les points de suture. Il reparle alors de Marie, sa petite amie, qui serait présente partout, dans tous les membres du service, « dans chaque française », même moi. Elle le poursuivrait sans arrêt. « Je me suis caché. Elle ne me laisse jamais tranquille. Elle a signé pour que je rentre ici. Elle a demandé que je sois à l’hôpital. Elle est juge, avocat, ministre... Même elle se transforme en homme, et en vous aussi. Je sais qui vous êtes ». Dans le contre-transfert, je crois ressentir la violence et la menace que représente Thierry. J’ai même arrêté de prendre des notes pendant l’entretien, tellement je me sens effrayée par ce personnage et son arrogance. Thierry demande à continuer, mais je me sens tellement aux prises avec ce sentiment de menace que j’interromps l’entretien, en prétextant d’autres patients à venir. Nous remontons par les escaliers, du bureau au service. Dans les escaliers, il me dit alors qu’il a « fait deux fois cocu sa copine », et il me répète cette phrase deux à trois fois, comme s’il s’adressait à Marie, et tentait de la blesser à travers moi. Je lui propose alors d’en parler au prochain entretien. Une heure plus tard, il revient me voir, et me demande un nouvel entretien. Je lui réponds que nous avons déjà pris rendez-vous pour la fois d’après. Il me dit alors qu’il aura disparu, qu’il est psychologue, marabout, et qu’il souhaite avoir mon numéro de téléphone pour discuter de tout cela. Son regard me paraît très menaçant. Je lui réponds que je ne lui donnerai pas mon numéro personnel, et que j’ai du travail.

C’est alors que, ce même jour, dans le parc de l’hôpital, au moment où je partais, il me dit d’un ton froid et menaçant, à ma grande surprise, puisque je ne l’avais pas vu :

Thierry

- Marie, je t’ai démasquée, je sais que tu es là pour m’espionner, derrière ton masque de psy. C’est bon, arrête de jouer avec moi. D’ailleurs, le psychologue du service, mets toi bien ça dans la tête, c’est moi, rien que moi.

Moi

- Il n’y a pas forcément un seul psy dans le service. On peut être plusieurs, vous ne pensez pas ?

Je tente de manier l’humour, peut-être même davantage pour me rassurer avant tout, car le regard menaçant de ce patient à l’égard des femmes me fait particulièrement peur.

Thierry

- On verra, on verra…, répond-il sur un ton très suspicieux.

Etant alors pressée, et comme être pressée m’arrangeait face à cette menace ouverte, je lui dis « au revoir » et m’en allais. Sur le chemin, je repensais à ce que théorisait Winnicott comme «  état fusionnel primaire  » du psychotique (1951) : le patient croit que le thérapeute sait tout de lui, et l’investit un rôle particulier. Gimenez (2002) parle du clinicien perçu alors comme «  pseudopode narcissique indifférencié ».

Dès lors, à travers ce cas clinique, il ressort que la rencontre avec le patient délirant n’est pas toujours aisée. Ici, le transfert persécutoire sur une femme thérapeute est tellement massif qu’il est une attaque entravant toute tentative de travail. De plus, en réaction, mon contre-transfert devient plus un obstacle qu’un indicateur thérapeutique, puisqu’il paraît difficile d’aider le patient lorsqu’il met le thérapeute d’emblée en position de persécuteur. De concert avec l’équipe, Thierry se fera suivre par un thérapeute homme, avec lequel il y aura de réelles améliorations.