III.5.4. Le temps de l’institution

Le temps institutionnel peut être une véritable violence infligée au patient, comme l’indiquait Ciccone lors d’une de ses conférences (2006b) : « Bien sûr, il y a un temps pour tout : un temps pour le travail thérapeutique, un temps pour une synthèse d’équipe… Mais ce que je veux souligner ce n’est pas la juxtaposition forcément conflictuelle de temps différents, c’est la nature profondément contradictoire voire antagoniste des logiques de ces différents temps. On a évidemment toujours affaire dans nos pratiques à cette contrainte de faire tenir ensemble des logiques contradictoires. Mais lorsque cette contradiction prend la forme d’un antagonisme de fond irréductible, cela génère une violence dans le soin, et une violence du soin ».

L’une des formes de violence temporelle s’illustre dans la « mission » que revendiquent actuellement nombre de service de psychiatrie interne. Cette mission se caractérise par l’idéologie du soin rapide dans le traitement d’urgence, qui semble être particulièrement dévolu aux Centres-Hospitalo-Universitaires de centre-ville, dans la mesure où le nombre de demandes d’hospitalisations y est très élevé. Les urgences psychiatriques ne peuvent donc accepter tous les patients qui en auraient besoin. D’ordinaire, il y a toujours de l’attente avant de parvenir à libérer un lit pour un patient. Or l’urgence influe sur les patients, mais aussi sur l’équipe soignante et l’idéologie du traitement. L’équipe s’estimera satisfaite lorsque la crise aura cessé, et que le patient sera stabilisé. Malgré les efforts des membres de l’équipe, il est donc très difficile de concevoir le soin dans la durée et la chronicité : la réussite thérapeutique est celle du soin rapide. L’avantage que l’on peut déceler toutefois dans la situation d’urgence est qu’elle agit comme un révélateur, comme un moment du discernement de ce qu’est le délire, ou la psychose. Certains entretiens avec des patients ont ainsi été très riches, car la crise permet le dévoilement de tout un monde intérieur qui n’aurait sans doute pas apparu sans cela.

Dans ce contexte, les hospitalisations durent en moyenne de deux à trois mois pour les patients de cette unité, et sont généralement plus courtes pour les hébergés. Le « turn over » est donc considérable, et peut nuire à la mise en place de traitements sur la durée : souvent les patients reviennent sans qu’ait pu être élaborée la chronicité. L’on pourrait même se demander si cette chronicité n’est pas inconsciemment désirée par l’équipe soignante et par certains patients (qui paraissent dépendants à l’institution), d’une part parce que les patients chroniques sont jugés moins difficiles, d’autre part, parce que la chronicité évite de se confronter à la problématique de la séparation entre soignants et patients.

Dans le service de psychiatrie interne où j’ai fait mes recherches, l’espace et le temps sont vécus par les équipes sur un mode confusionnel, pour ainsi dire en miroir du psychisme des patients. Le cadre même de l’institution illustre l’état confusionnel, dans la mesure où il manifeste l’indifférenciation entre le dedans et le dehors, visible à tous les niveaux. Par exemple, si les infirmiers se rendent dans les chambres des patients pour accomplir leur travail, les patients se rendent dans la salle des infirmiers (l’accueil) pour faire leurs demandes, mais aussi dans le bureau des médecins (alors que ces derniers sont en entretien), ou même dans les chambres des autres patients. Il n’est nulle part possible d’avoir une salle individualisée tant pour l’équipe soignante que pour les patients, qui puisse faire office de salle de dépôts, de discussions informelles, de contenant. Toutes les salles (bureaux, accueil) donnent sur un couloir et la porte du service, qui ouvre sur l’extérieur. Les seuls lieux apparemment clos sont les bureaux du chef de service, de la psychologue de l’assistante sociale, de l’infirmière cadre (mais les bureaux de l’infirmière cadre et de la psychologue se jouxtent et ont une mauvaise isolation, au point que l’une et l’autre disent entendre les paroles du bureau d’à côté). De même, la contrainte temporelle n’est jamais respectée, et les retards sont très courants. Cette difficulté à procéder à une différenciation des temps et des espaces peut faire songer à ce qu’en dit Kaës : « ce travail de différenciation des temporalités suscite une angoisse considérable dans tous les groupes, et davantage encore dans toutes les institutions […]. Dans l’institution, chacun est menacé par l’équivalence fantasmatique entre la différenciation temporelle et la dislocation du cadre […] » (2003, p. 21). L’indifférenciation serait donc corollaire de l’angoisse de mort déjà évoquée, qui répond en écho aux angoisses de mort psychotiques.

Il y a deux espaces-temps prégnants : celui de la sollicitation pour l’équipe soignante, et celui de l’attente frustrée pour les patients. Le premier concerne la salle dite d’accueil, qui a une fonction clé. Il s’agit en apparence d’une salle où se réunissent les infirmiers, où se trouvent les dossiers infirmiers, où chacun vient prendre son café, lire le journal… En réalité, c’est la salle de la demande : là, les patients viennent demander un café, des cigarettes…, l’extérieur appelle (parents des patients, patients anciennement hospitalisés…), ou même les membres de l’équipe de l’unité 4 viennent solliciter ceux de l’unité 3, par exemple pour demander si la cellule d’isolement est libre pour un de leurs patients. Ainsi, l’accueil n’est pas un lieu de repos pour l’équipe soignante, mais un lieu de sollicitations multiples.

Le second espace-temps est symbolisé par le couloir qui donne sur tous les autres bureaux, sur cet accueil ainsi que sur la porte du service (qui ouvre sur l’extérieur). Ce lieu est celui de l’attente frustrée pour les patients : le médecin est en entretien avec un autre patient, les infirmiers sont occupés à d’autres tâches… Cette attente n’est pas contenue, éternellement insatisfaite et s’apparente plutôt à une vaste béance, sans cesse traversée. Du coup, le lieu de l’attente où pourrait émerger la pensée est celui où émergent l’ennui, la détresse et la violence. La frustration engendrée conduit très souvent les patients à des conversations virulentes dirigées contre l’équipe soignante, avec beaucoup d’agressivité, ou bien même à une auto-agressivité, avec des heurts entre les patients présents sur le lieu. Un jour, un patient fit une tentative de suicide théâtrale, dans ce même couloir : il prit une chaise, une corde et mima à la vue de tous une pendaison. Face aux difficultés de l’unité pour élaborer une pensée articulée à la clinique, il semblerait qu’il n’y ait plus comme seul recours possible que le passage à l’acte et l’actualisation de l’angoisse de mort. Les espaces-temps sont ainsi toujours traversés par d’autres, ce qui entrave l’instauration d’une forme d’intimité nécessaire au soin.

L’institution a tout de même ses rituels, quoiqu’ils soient peu nombreux, ce dont se plaignent les patients qui disent aussi souffrir d’une absence de repérage temporel dans leurs journées. Les repérages sont hebdomadaires : « le dimanche, c’est croissants », dit notre patient Olivier, et les seuls rituels quotidiens sont les repas à heure fixe (là encore, on peut constater le primat de l’oralité). Parmi ces rituels, le plus important pour les patients est la visite du lundi matin. Cette visite est une visite de chaque patient du service par l’ensemble de l’équipe. Elle est menée soit par l’assistant, soit par l’interne en l’absence de l’assistant. Il s’agit d’un véritable cérémonial où toute l’équipe soignante est présente. Cela permet de faire le point après le week-end, mais aussi d’établir un discours commun entre les infirmiers et les médecins. Les patients y voient une marque de leur importance, notamment lors de la présence du chef de service. Un autre rituel est la réunion mensuelle du vendredi matin, avec tous les membres de l’équipe. Officiellement, l’on y discute de chaque patient, de l’orientation thérapeutique, des règles à tenir, de la prise en charge. En pratique, la réunion est surtout l’occasion pour les infirmiers de poser des questions et de souligner leurs désaccords concernant les prises en charge, dans un essai de différenciation par rapport aux médecins. Le chef de service y est parfois présent, mais pas nécessairement. Il me semble qu’il pourrait être intéressant de rendre hebdomadaire cette réunion, car la mensualité ne permet pas d’instaurer une véritable périodicité, dont toute l’équipe a besoin pour gérer la psychose.

Un autre type de réunions se distingue, cette fois-ci informelles, glissées dans les « interstices ». Roussillon définit ainsi les interstices : « Envisagé en terme d’espace, l’interstice désigne les lieux institutionnels qui sont communs à tous, lieux de passages (couloirs, cafétéria, bureau de la secrétaire, cour, salles des infirmiers, des professeurs, seuils des portes de bureau, etc.). Ce sont des lieux de passage, même s’il arrive qu’on s’y attarde, des lieux de rencontre , des temps qui s’insinuent entre deux activités institutionnelles définies, structurées, et vécues comme telles » (2003, p. 165). Ces réunions informelles et improvisées sont ainsi celles de couloir ou de la pièce d’accueil (où l’on se sert le café) : elles peuvent concerner un point critique, une question sur le fonctionnement psychique des patients… Par exemple, un jour, une infirmière me demanda quelles pouvaient être les origines de la schizophrénie selon la psychologie. Elle se posait en effet des questions concernant des problématiques familiales très similaires entre deux patients schizophrènes. En revanche, il semble que, des trois dimensions de l’interstice que dégage Roussillon (la reprise, le dépôt, la crypte), seule la fonction de dépôt s’exerce : ce qui est dit dans l’interstice est mis en réserve, déposé, afin d’être conservé, gelé, immobilisé ; c’est le lieu du secret, de l’enkystement. Cette fonction semble s’articuler avec l’angoisse groupale déjà définie. En conséquence, l’indifférenciation de l’espace et du temps dénote une carence massive en espace-temps transitionnel, qui est partiellement comblée par les lieux d’interstices, mais pas suffisamment pour permettre une transition garante d’une gestion apaisée de la chronicité. Le temps de l’institution psychiatrique semble lui aussi coagulé, dans l’incapacité du projet, masquée par une suractivité de type maniaque de la part des équipes (profusion d’activités). Delion parle à ce sujet de « sédimentation » (2004, p. 10) de l’institution, lorsqu’elle devient maltraitante par négligence dans la prise en compte de la chronicité de la maladie psychiatrique. Delion définit l’acuité par un potentiel évolutif rapide, et la chronicité, par un potentiel évolutif lent. Il pose la question de ces institutions qui chronicisent le patient et enjoint de le préserver « d’une prise en otage par la double tentation de la réduction au Charybde de l’acuité et de l’abandon au Scylla de la sédimentation » (2004, p. 16).

En guise de transition…

Somme toute, la subjectivation temporelle dans la psychose implique de penser un noyau mélancolique à l’œuvre, organisé autour du deuil pathologique et de la perte, y compris dans ce que transmet le système familial. Ce noyau grève considérablement les relations intersubjectives, et se retrouve en écho dans l’institution, qui tent, par son fonctionnement, à chroniciser des patients auxquels l’équipe s’attache et qu’elle ne souhaite pas perdre. Ces observations nous conduisent maintenant à interroger la dimension métapsychologique du temps vécu.