IV.1.1. L’originaire et le pictogramme

L’originalité de la pensée d’Aulagnier provient notamment de sa conception de l’originaire via le pictogramme. L’activité représentative procède du manque, sous la forme de l’hallucination primitive selon Freud, et sous la forme des productions de l’originaire selon Aulagnier. Le manque est le point de départ de toute pensée. L’activité sensorielle qui conduit la psyché à se représenter la rencontre entre l’organe des sens et l’objet (réel ou halluciné), constitue donc le déclencheur de l’activité psychique originaire, et son modèle. L’activité psychique se réfléchit sur elle-même, dans un mouvement de spécularisation, déjà énoncé par Lacan : « Toute création de l’activité psychique se donne à la psyché comme reflet, présentation d’elle-même »/ « Si on admet qu’en cette phase le monde – le hors psyché - n’a pas d’existence hors la représentation pictographique que l’imaginaire en forge, il s’ensuit que la psyché rencontre le monde comme un fragment de surface spéculaire dans laquelle elle mire son propre reflet ». Dès lors, le pictogramme est une image de « l’objet-zone complémentaire », le trait d’union exprimant l’auto-engendrement de l’objet par la zone et de la zone par l’objet. Le pictogramme ne représente pas un objet mais l’expérience partielle d’une rencontre entre une zone sensorielle et un objet apte à la compléter, à en supprimer l’état de besoin. Perdure ainsi une dualité inhérente à tout désir : celui qui porte vers l’objet comme moyen de satisfaction, et celui qui rejette l’objet, précisément parce qu’il suscite le désir et donc le trouble. La psyché serait donc productrice de l’objet haï, et même, en raison de la relation de spécularisation, elle s’identifierait au moins partiellement à celui-ci.

C’est alors que se pose la question de la valeur heuristique de la notion de pictogramme dans la psychose, en particulier, et dans le procès identificatoire du Je en général. La psychose réactualise l’originaire, d’où son importance paradigmatique du point de vue de la temporalité. « La psychose est la conséquence d’un échec qu’a périodiquement rencontré l’enfant dans ses tentatives d’interposer entre soi et une réalité cause d’un excès de souffrance , le fantasme comme interprétation causale » (1986).

Le pictogramme figure au plus près de ces représentations de choses corporelles qui métabolisent, psychisent ces états de besoins du corps. Il est simultanément affect et représentation, et concerne directement un éprouvé sensoriel, comme dans les expressions : « se sentir bien dans sa peau », « avoir la tête qui éclate ». Il inflige un démenti quasi immédiat à l’originaire : l’expérience de l’absence de l’objet de satisfaction, comme celle de son retour, amène la psyché à se former l’image, incompatible avec la structure du pictogramme, d’un espace séparé du sien propre et qui est autonome. Chez le futur psychotique, schizophrène ou paranoïaque, il y a la souffrance d’avoir vécu auprès d’un couple parental cimenté par la haine, ce qui engendre un excès désorganisateur et explosif pour l’enfant. Aulagnier stipule également que la vie relationnelle humaine se conjugue sur le réseau fantasmatique que tisse le sujet à partir de ses éprouvés de plaisir et de déplaisir. Le sujet de l’inconscient est en effet le reflet de la mise en scène qu’il organise, selon une suite de scenarii : le sujet se constitue dans une sorte de montage kaléïdoscopique, mais il ne se sait pas être l’auteur de ses différentes prises de vue puisque, à l’inverse, elles sont pour lui le résultat du tout-pouvoir du désir de l’autre. Le fantasme quant à lui se différencie du pictogramme en ce qu’il implique un objet extérieur, mais aussi en ce qu’il fait intervenir un troisième terme qui est le regard porté sur la scène : le sujet se dédouble en sujet de l’action et observateur de celle-ci.

Enfin, Aulagnier se penche, comme Lacan, sur le pouvoir identifiant du langage, de ces mots qui, lorsqu’ils nomment les affects, les transforment en sentiments. Les mots naissent toutefois d’une violence primaire, qui met en branle l’activité de penser. Car le porte-parole est aussi un porte-pensée. La mère surimpose son propre espace psychique dans une violence aussi inévitable que nécessaire. Un même dispositif est potentiellement porteur de développement (fonction porte-parole-pensée) et d’aliénation (redoublement de la violence primaire). Or, quand l’activité de pensée ne peut plus remplir son office qui est d’assurer au Je son autonomie, elle se pervertit en pensée aliénée ou en pensée psychotique. La pensée psychotique du temps est en ce sens une pensée aliénée, tant dans la fixation sur l’instant, dans l’impossibilité de promouvoir un projet, et l’incapacité à interagir avec l’autre. Toute velléité d’autonomisation du Je passe par un besoin vital de vérité sur soi et sur son histoire, auquel répond l’analyse, dont la fonction est de mettre des mots là où ils manquent et où ils ont manqué, de transformer un affect vécu comme un expérience innommable dont la réminiscence est devenue un danger permanent en une histoire dicible. Les mots permettent aux vécus d’être liés au lieu d’être simplement subis. Et le conflit psychotique réside précisément dans cette incapacité de les mettre en mots, de même que le délire se révèle être la construction qui répond à cette absence de relation entre le mot et l’affect.

Ainsi, originaire, pictogramme, représentation et mise en mots sont la condition de la structuration du sujet dans son développement, et sont en prise directe avec l’accès à l’organisation psychique de la temporalité.