IV.1.3.1. La « déchirure de l’expérience »

« Pourtant la crise n’est-elle pas le signe précurseur ou symptomatique d’un état morbide, d’une déchirure de l’expérience et de l’existence dont elle rompt la continuité ? » (Maldiney, 1990, p. 97).

Blankenburg (1991) a ainsi évoqué au sujet de la schizophrénie « la perte de l’évidence naturelle », qui serait une rupture de l’enchaînement ordinaire de l’expérience et une incapacité de s’ouvrir à l’événement, ou, pour le dire plus simplement, une perte du sens commun. Or, cette perte de l’évidence naturelle se retrouve dans tout délire. Blankenburg voit dans le déséquilibre entre évidence et non-évidence, le signe révélateur de la pathologie : le délirant est celui qui porte « l’inévidence de l’évident » (Op.cit., p. 121).

Minkowski (1933), quant à lui, parle de « perte du contact vital avec la réalité », et Maldiney décrit ce phénomène ainsi : « Ce qui est en défaut, c’est la réceptivité, laquelle n’est pas de l’ordre du projet, mais de l’accueil, de l’ouverture, et qui n’admet aucun a priori, qui attendant sans s’attendre à quoi que ce soit, se tient ouverte par-delà toute anticipation possible. C’est ce que je nomme la transpassabilité… » (1997, p. 114). En somme la perte de l’évidence naturelle est le signe d’un conflit majeur dans la réalité, qui s’enracine dans des troubles de la relation avec autrui et empêche le sujet d’être dans une dimension d’accueil de l’expérience : le délire apparaît alors comme une « fonction de sauver dans l’imaginaire cette relation intenable dans la réalité » (Tatossian, 1979, p. 111), de sauver une relation d’altérité qui menace l’intégrité psychique du sujet. Ainsi, le passage de la sphère primordiale (le Moi intérieur) à la sphère intersubjective (dite objective pour les phénoménologues) devient impossible pour le délirant. Dès lors, il ne reste à la conscience 14 délirante que deux alternatives : « Ou bien elle s’assimile tout ce qui pourrait ou devrait être l’occasion de constituer la subjectivité étrangère et le terme en est la divinisation du Moi. Ou bien la conscience délirante se dissout progressivement dans un autrui nécessairement impersonnel. Dans les deux cas, il ne saurait être question d’autrui authentique, c’est-à-dire d’alter ego ; car le délirant est tout au plus un sujet sans autrui […]. » (Tatossian, Op.cit., p. 115). C’est aussi la raison pour laquelle le vécu délirant prétend à l’universalité, à l’intemporalité et à l’infaillibilité : il fait fi des aléas de l’expérience du monde.

Son vécu temporel est d’ailleurs radicalement différent du vécu du non délirant. Dans le délire psychotique, c’est en effet le temps vital (gelebte Zeit) qui est impliqué, celui qui touche aux fondements des racines de l’être, et qui explique la perte de l’évidence naturelle dans la schizophrénie. Il faut en effet distinguer, comme l'ont fait Straus puis Minkowski et Von Gebstattel, deux formes de temps vécu. Il y a un temps immanent au sujet, éprouvé et conscient( erlebte Zeit),et un temps pré-conscient, rythme du déroulement vital, appartenant au devenir, ou temps vital(gelebte Zeit). Le temps immanent (erlebte Zeit),serait le temps impliqué dans les troubles névrotiques alors que le temps vital (gelebte Zeit),serait en jeu dans les psychoses, comme le formule clairement Tatossian lorsqu'il écrit : « le temps psychologique et conscient rend compte des névroses car ici, le vide du présent est éprouvé par le malade et exprime le conflit de deux conceptions incompatibles de la réalisation de soi, aboutissant à un blocage de la décision existentielle qui seule pourrait le libérer. […] Le temps en jeu dans les psychoses est tout différent : c'est un temps vital, un temps pathique et non gnosique, […] il se confond avec le pouvoir-vivre ».(Tatossian, 1979).

La crise se caractérise par la soudaineté et l’inconséquence : « Car il y a un soudain qui relève de la surprise de l’événement, et une inconséquence qui relève de l’antilogique du vivre et de l’exister. L’un et l’autre sont impliqués dans la discontinuité de l’existence , dont la crise est un moment dimensionnel » (Maldiney, 1990, p. 99). Toute crise est une crise du sujet : « L’existence est de soi discontinue, elle est constituée de moments critiques qui sont autant de failles, de déchirures d’elle-même, où elle est mise en demeure de disparaître ou de renaître. Ce qui la met en demeure est toujours un événement. L’événement ne peut être que subi. Et, inversement, qu’est-ce qui pourrait être à vivre et à subir, sinon un événément ? » (Maldiney, 1990, p. 101).

« Le point d’articulation de la crise et de la temporalité , c’est-à-dire le moment où l’être en crise accomplit une transformation constitutive par où le soi engendre sa propre forme temporelle, c’est le présent . Aussi est-ce à partir du présent que nous pouvons comprendre les déficiences de la temporalité psychotique. […] Mais toute distorsion de la temporalité met d’abord et principalement en cause le présent. Car c’est à partir de lui que se constitue la forme temporelle elle-même » (Op.cit., p. 102-103). Comme nous l’avons vu, dans la mélancolie (cf. III.3., supra) et dans la manie (cf. III.3.2.3., supra), il n’y a pas de présent. Par exemple, la plainte mélancolique apparaît comme un substitut de la crise et une distorsion du présent, devenu statique et sous-tendu par un parfait (« Ah si je n’avais pas… »). Le mélancolique dans la plainte, évoque donc un passé qui n’a jamais eu lieu. Ce faisant, « il suscite un anti-monde libre de l’événement et du temps , et dans lequel, à partir de cet irréel événement passé, il se livre à des protentions » (Op.cit., p. 106), qui sont des protentions vides : « Si je n’avais pas… je ne serais pas… ». Le présent du mélancolique est un présent stationnaire, qui ne se temporalise plus dans une tension. Le présent mélancolique est un « présent de pure décadence ». « Présent sans arrivance, toujours déjà arrivé, où indéfiniment de l’accompli se verse en accompli, parce que rien n’arrive, parce qu’il n’y a pas d’événement. Ce présent est sans rétention. De lui il n’y a rien à retenir. Le passé qui s’enfonce en lui-même n’est pas modifié, à mesure qu’il s’enfonce, par la rétention en lui d’un nouveau prsent : il n’y a pas de nouveau » (Op.cit., p. 107).

Dans la manie, de même, il n’y a pas de présent : « […] l’immédiat remplace le proche et l’instantané le présent. Le maniaque en effet n’a pas de vrai présent » (Op.cit., p. 108). « Á l’incidence du futur , le maniaque oppose un contre-mouvement inversif. Loin de devancer l’avenir , ses impulsions sont autant d’actes conjuratoires dirigés contre tout ce qui pourrait arriver, contre toute possibilité d’arrivance, contre la possibilité même de l’événement […]. La manie pose avec une acuité particulière la question du présent. S’il n’y a pas de présent maniaque, c’est parce que la forme de l’existence maniaque n’est pas l’émergence d’une transformation constitutive » (Ibid.).

Quant à la schizophrénie (cf. III.2.3., supra), l’effondrement basal de l’existence empêche de s’enraciner dans une temporalité, et la dissociation de l’image du corps (Pankow, 1986) est corrélative de la dissociation de l’image du monde, donc du schème temporel, qui se présente comme une incessante brisure de l’être-au-monde. Or, sans présent, il ne peut y avoir de crise, au sens de dévoilement de l’être, qui permet une renaissance. « Dans la crise, le soi est mis en demeure de disparaître dans la déchirure – une déchirure sans jour – ou de renaître dans le bond : au prix d’une transformation qui consiste, selon l’expression de Kierkegaard, « à devenir autre ». Là où la transformation ne suit pas, l’être en crise, enfermé dans le champ clos de la crise, cesse d’être ouvert à l’événement » (Op.cit., p. 111). Seule la circularité du temps mythique peut permettre d’échapper à ces brisures temporelles et, à terme, au sein de la thérapie, d’instaurer une continuité identitaire qui puisse promouvoir les conditions d’une crise.

Notes
14.

La phénoménologie emploi le terme « conscience » en sens philosophique d’accès perceptif au monde, et qui n’a pas grand-chose à voir avec le Conscient de la topique freudienne (Inconscient, Préconscient, Conscient).