IV.1.3.2. L’événement

« L’événement ne se produit pas dans le monde , mais le monde s’ouvre à chaque fois à partir de l’événement. L’événement est jet du monde. Chaque événement transforme notre y être, il est ressenti à même cette transformation de soi. Celle-ci est, au sens propre, catastrophique si elle n’est pas intégrée à titre de transformation constitutive par le soi. Celui-ci perd alors sa capacité d’ouverture à l’événement et à soi.

C’est précisément ce qui a lieu dans la psychose . La crise non surmontée coupe court à la possibilité même de toute autre crise. La métamorphose de l’existence , qui constitue l’événement même de la psychose , est devenue l’unique. Dans la psychose , à parler en toute rigueur, il n’y a plus d’événement » (Maldiney, 1990, p. 102).

Dans la temporalité psychotique, se présentent des signes de discontinuité. Pour Minkowski, la désorganisation de la psychose coupe le patient de l’écoulement naturel du temps, ou plutôt du lien entre cette fluidité naturelle et son vécu intérieur. La perte de l’élan vital induit l’apragmatisme ou la rupture de contact avec la réalité.« Touché dans son dynamisme vital, le schizophrène non seulement sent tout s’immobiliser en lui, mais est encore comme privé de l’organe nécessaire pour assimiler ce qui est dynamique et qui vit au-dehors »(Minkowski, 1933). Binswanger dans ses études sur les cinq cas de schizophrénies montre combien la présence à soi et au monde est amputée par un présent temporel « paralysé », discontinu, en retard ou en avance, disloqué, discordant. Minkowski (1933 et déjà en 1923) notait l'immobilité apparente de la temporalisation dans un présent englué, visqueux, et derrière cette apparence admettait l'existence d'une temporalité tronçonnée, mal liée dans ses divers moments. Un patient schizophrène peut dire qu'il a « vingt ans », ce qui correspond à l'époque où il est entré en dissociation, tout en sachant parfaitement qu'il en a cinquante, et en pouvant énoncer la date précise de l'année en cours, du mois, du jour. Il peut dater (mesurer) le temps chronique. Mais en induisant l'idée que son âge n'est pas en accord avec ce temps chronique daté, il introduit dans le non-accord le fait même de sa discordance. Sa temporalisation est brisée (Fernandez-Zoïla, 1976).

Cette temporalité brisée, qui indique de la discontinuité (donc, à un niveau psychique, de la dissociation), marque aussi la difficulté à intégrer l’événement. Ceci nous conduit à penser l’événement, en tant que ce qui advient au sein du déroulement temporel.

L’événement est donc ce qui perturbe une lignée de vie, et nécessite une faculté d’adaptation, de réintégration de la variation dans la permanence. Il s’agit là de la question que peut poser Husserl (1905) autour du temps et de la contingence : comment rendre compte de la factualité et de la soudaineté de l’événement ?

Le temps se structure autour de l’événement, pour ce qui est d’introduire de la contingence, de l’imprévisibilité, du hasard (Romano, 1993-1994). Il en est d’ailleurs de même de l'instant rythmique, car, pour qu'il ait de la mesure, il faut une inégalité donc un trébuchement. Ce trébuchement est au point d'appel de la métaphore donc de la diachronie et d'un effet de signification. Le temps ensuite peut s'historiciser : d’'être scandé, il dure dans la succession. Ainsi, l’événement surgit, mais ce qui peut être particulièrement problématique pour un sujet psychotique, c’est lorsque l’événement devient un accident, au sens étymologique du terme (ce qui tombe sur, sans prévenir, et contre toute attente), et qu’il ne peut donc être intégré au sein d’une continuité psychique. Ce qui fait crise, c’est de ne pas avoir anticipé l’événement : « Ce dont nous faisons l’expérience dans ces périodes de crise, c’est de notre incapacité à expérimenter au présent l’événement « traumatisant » dont la surprise, aussi attendue qu’elle ait pu être, par exemple dans le cas de la mort d’un grand malade, demeure toujours entière et nous apparaît comme absolument inanticipable » (Dastur, 1994, p. 169).

L’événement est traumatisant lorsqu’il est accident. L’attente est une tension vers un objectif qui demeure ouvert à confirmation ou infirmation de ses propres anticipations par le déploiement de nouveaux horizons. Or, dans la psychose, en vertu de la circularité répétitive de la temporalité mythique, l’attente fait défaut. L’accueil de la surprise que provoque l’événement est donc aussi défaillant. L’inattendu est un hors-programme, ce qui est le moteur de la crise existentielle dans la psychose, par exemple de la perte du monde dans la schizophrénie (Blankenburg, 1991). La rupture de l’enchaînement ordinaire de l’expérience, liée aux capacités intégratives que présente le psychisme par rapport à la diversité, crée l’impossibilité de la rencontre et de l’ouverture à l’imprévu. De fait, l’événement exige après coup d’être intégré dans une nouvelle configuration de possibles, ni actif (nous n’en décidons pas), ni passif (car il ne nous transforme que si nous y sommes disposés). D’ailleurs, souvent le délire part d’un événement traumatique (ou anniversaire d’un événement traumatique), ou même d’un événement heureux que la personne ne parvient pas à introjecter (mariage, promotion…), et qui modifie la trajectoire de vie qu’elle s’était prévue. Fernandez-Zöïla (1983) a pu développer la portée de ces décalages ou dischronies qui marquent une série de brisures étagées dans la temporalisation elle-même, dans sa relation perceptive et dans l'échange intra-discursif qui la lie au discours délirant et à la pensée déréelle.