IV.1.3.3. Sens, orientation, direction

De surcroît, la temporalité psychotique est dénuée d’orientation, de projet, de destination. Minkowski montre à quel point le psychotique est désinvesti de la temporalité sociale : « L’avenir se trouve barré par la certitude d’un événement d’ordre destructif et terrifiant » (1933, p. 175). Le psychotique a l’« attitude du condamné à mort ». (Op.cit., p. 176). Cette condamnation à mort rend intolérable toute attente sécure. Minkowski décrit ainsi l’attente dans la psychose : « Elle [l’attente] contient un facteur d’arrêt brutal en elle et rend l’individu haletant. On dirait que tout le devenir concentré en dehors de l’individu, fonce, en une masse puissante et hostile, sur lui en cherchant à l’anéantir ; c’est comme un iceberg surgissant brusquement devant la proue d’un navire qui viendra dans un instant, se briser fatalement contre lui. L’attente pénètre ainsi l’individu jusqu’aux entrailles, le remplit de terreur devant la masse inconnue et inattendue, allais-je presque dire, qui dans un instant l’engloutira. L’attente primitive est toujours liée à une angoisse intense […]. Cela n’a d’ailleurs rien de surprenant puisqu’elle est une suspension de l’activité qui, elle, est la vie même. Quelquefois […] l’image de la mort surgit en nous, de la mort suspendue, dans toute sa puissance destructive, au-dessus de nous et se rapprochant à grands pas ; l’angoisse, la terreur, nous étreignent ; impuissants, nous attendons l’anéantissement fatal et tout proche, auquel nous sommes voués sans merci. En présence d’un danger imminent, nous l’attendons, figés sur place, comme paralysés par la terreur. Ce sont là des illustrations, parmi les meilleures, de l’attente » (Op.cit., p. 80-81). L’incapacité à supporter l’attente proviendrait notamment de ce que cette attente serait une attente de mort imminente. Et puis, dans l’attente, il faut être capable de supporter le vide, ce qui nous renvoie à l’absence dont parlait Bion. L’attente non sécure n’est qu’angoisse sans objet, vide, ou attente de mort imminente. Freud (1926) tient d’ailleurs à ce sujet un propos que ne désapprouverait pas Heidegger : « L’angoisse est incontestablement en relation avec l’attente ; elle est angoisse de quelque chose ; elle a pour caractères inhérents l’indétermination et l’absence d’objets ».

J’ai mentionné la difficulté pour la psychose de penser la temporalité sociale. La psychose vit dans la temporalité mythique. Or, la temporalité sociale est caractérisée aussi par l’expérience de la nouveauté, qui est le pendant inverse de la perte. Perte et nouveauté sont l’une des définitions de l’irréversibilité : si l’on a perdu, c’est que l’on ne peut revenir en arrière, si du nouveau surgit, c’est qu’il y a une destination. Avec l’irréversibilité il existe un point d’origine et un point d’arrivée, contrairement à la temporalité mythique qui est une temporalité cyclique.

Cette destination est une orientation, une direction, qui régit la dimension du projet ou de l’élan vital ainsi que le définit Minkowski : l’élan vital, c’est le « avoir une direction » : « L’élan vital crée l’avenir devant nous et ce n’est pas lui qui le fait. Dans la vie, tout ce qui a une direction dans le temps , a de l’élan, donne de l’avant, progresse vers l’avenir » (1933, p. 34). Pour Minkowski, l’irréversibilité de ce que j’appelle la temporalité sociale ne se comprendrait qu’à partir de l’élan vital : « Le devenir charrie des flots puissants, mais gris et chaotiques, submergeant tout sur leur passage. Ce n’est qu’à partir de l’élan vital et par lui que le devenir tout entier devient irréversible et commence à avoir un sens » (Op.cit., p. 54). Mais ce qui est particulièrement intéressant, c’est que Minkowski précise que, lorsqu’il y a un but, un projet, il existe en même temps un sentiment de limitation et de perte (Op.cit., p. 56).

De fait, et contrairement à la temporalité sociale, la temporalité psychotique ne pense ni la perte ni le renouveau. Il s’agit d’une temporalité réversible, qui se meut dans un retour perpétuel à l’identique, une périodicité, une circularité donc une chronicité (surtout si elle est validée par l’institution). Ce retour du même illustre une incapacité à penser l’irréversibilité, à penser l’origine, le but et le projet. D’ailleurs, dans la crise psychotique, les projets à venir apparaissent comme bloqués, inexistants, impossibles. S’il y a projet, il est toujours d’allure mortifère (tuer ou être tué). Par exemple, lorsqu’Olivier me confie qu’il se repère dans le temps, de façon hebdomadaire, à l’hôpital, au signe suivant, faisant œuvre de projet : « le dimanche, c’est croissants ». Á la chronologie de la temporalité sociale s’oppose donc la chronicité de la temporalité psychotique. En somme cette dernière est une temporalité de l’instant, ou de l’éternel présent, ainsi que le décrit Binswanger : « […] l’arrêt du temps est, lui aussi, un mode de temporalité, à savoir justement ce mode dans lequel la présence, quittant ses extases, retombe sur elle-même dans le passé , le présent et l’avenir en tant que « présence nue », horreur nue ». Le retour temporel c’est quand « nous sommes à nouveau en mesure de saisir le terrifiant de la terreur et nous-mêmes, de la prendre et de nous prendre par tel ou tel côté et de pouvoir établir une comparaison. C’est ainsi que nous réintégrons le terrifiant de la terreur dans la trame continue de notre expérience » (1952-1953, p. 85). Binswanger ajoute que, dans la psychose, « Le rétrécissement de l’espace vécu devient théâtre de la terreur trouve son fondement dans le rétrécissement de la structure temporelle que l’on constate dans l’expérience délirante » (Op.cit., p. 91). L’on peut même préciser qu’il s’agit d’un rétrécissement temporel au seul présent qui, de changeant qu’il est dans la temporalité sociale (ou insaisissable) devient substance. Dans la psychose, le temps est agi, objectivé dans une errance et une répétition statique. Dès lors, « [l]e délire déploie un horizon sous lequel quelque chose comme un sens soit possible. Il a la forme d’un projet. […] Le schizophrène tente de bâtir un autre monde où la métamorphose de sa présence devienne possible et signifiante sous l’horizon de sa propre possibilité. » (Maldiney, 1990, p. 116).