IV.2.1.1. Première topique

Rappelons, pour mémoire, le schéma de la première topique de Freud, au sein de laquelle il développa la thèse de l’atemporalité de l’inconscient. Avec la première topique, qui date de la science des rêves (entre 1900 et 1915), l’appareil psychique s’organise trois systèmes : le Conscient (Cs), le Préconscient (Pcs), l’Inconscient (Ics), chacun ayant son type de processus, son énergie d’investissement et ses contours représentatifs. Entre ces trois systèmes se situent des censures, dont la fonction est de contrôler le passage d’un système à l’autre, selon un mode progrédiant (Ics-Pcs-Cs) ou régrédiant (Cs-Pcs-Ics). Le préconscient est régi par le processus secondaire. Il est séparé du système inconscient par la censure qui ne permet pas aux contenus et aux processus inconscients de passer dans le préconscient sans subir de transformations. Les opérations et contenus du préconscient se différencient des contenus de l’inconscient en ce qu’ils restent accessibles au conscient. L’inconscient comporte les pulsions et processus qui sont maintenus hors du conscient. Il ne saurait accéder au conscient qu’en passant par le préconscient. Le conscient quant à lui est à l’interface de nos processus de pensée, avec deux faces sensorielles : l’une tournée vers la perception, l’autre vers les processus de pensée préconscients. Les souvenirs des désirs infantiles sont stockés sous forme de traces mnésiques dans l’inconscient, siège des processus primaires. Ils peuvent être réveillés par une perception, et doivent franchir la barrière de la censure du préconscient, avant d’accéder à la conscience et de déclencher ainsi un acte moteur. Á l’inverse on peut suivre le chemin régressif qui va du conscient vers l’inconscient. Dans « L’homme aux rats », Freud écrit : « l’inconscient est une partie de notre personnalité qui, dans l’enfance, s’en détache, n’en suit pas l’évolution ultérieure et qui est, pour cette raison, refoulée : l’inconscient, c’est l’infantile en nous ». Le passé de l’enfance ne disparaît pas, et « sa conservation est une règle plutôt qu’une étrange exception » (Freud, 1929).

L’inconscient est régi par les processus primaires que sont la condensation (plusieurs objets en un) et le déplacement (changement d’objet). Le conscient joue quant à lui un rôle capital dans le fonctionnement des processus secondaires. En ce sens, l’inconscient connaît les représentations de chose seule, alors que le préconscient et le conscient connaissent les représentations de chose avec les représentations de mots qui leur correspondent. Le préconscient, à travers sa liaison au système du langage, peut attirer sur l’activité de pensée une conscience perceptive.

Freud souligne dans l’Esquisse la chose suivante : « […] en appelant l’un des processus psychiques […] « primaire », je ne songeais pas seulement à sa place et à son efficacité, mais aux rapports dans le temps . […] Il est de fait que les processus primaires sont donnés dès le début, alors que les processus secondaires se forment peu à peu au cours de la vie, entravent les processus primaires, les recouvrent et n’établissent peut-être sur eux leur entière domination qu’à leur maturité ». Il me semble que, loin d’être donnés dès le début, les processus primaires s’élaborent au cours du développement psychique primo-infantile, ainsi que je l’ai montré avec la question du rythme (cf. III.1., supra). Comme nous le verrons ultérieurement (cf. IV.2.2., infra), à chaque stade libidinal correspond une maturation dans l’organisation psychique du temps vécu. La rencontre du Je avec le temps social correspond à la sortie du narcissisme primaire, ce qui peut expliquer en partie les thèses répandues de l’anhistoricité dans la psychose (car pour créer une histoire, il faut avoir conscience d’une linéarité : un état initial, une action, puis un état final).

Freud conteste chez Kant l’universalité de la structuration spatio-temporelle de la sensibilité humaine et postule l’atemporalité des processus psychiques inconscients. L’exception ruine toute prétention à l’universalité. Freud raisonne ainsi en ces termes : Kant soutient que l’espace et le temps constituent la structure universelle de l’esprit humain. Or, la psychanalyse nous révèle au moins un type de processus psychiques qui déroge à l’universalité temporelle : les processus inconscients, qui sont atemporels. Donc, l’espace-temps ne peut prétendre à l’universalité. En outre, l’intuition externe est conditionnée par le sens interne, donc le temps sert de fondement à toutes les intuitions, externes (indirectement) et internes (directement).

Que signifie cette atemporalité dont parle Freud ? Ce dernier indique : « Cela veut dire qu’ils ne sont pas disposés dans l’ordre du temps , que le temps ne leur fait subir aucune modification, qu’on ne peut pas leur appliquer la représentation temporelle ». Les processus temporels ne sont pas soumis à la successivité de l’avant et de l’après ; atemporalité signifie non-diachronicité, dimension hors temps, ou même immutabilité. Pour Freud, « ce ne sont là que des caractères négatifs dont on ne peut se faire une idée exacte que par comparaison entre les processus psychiques inconscients et les processus psychiques conscients ». On est donc contraint de les définir a contrario, par négation des caractères temporels. Cette perception habituelle du temps n’est en fait qu’un point de vue de la conscience. Cela ne justifie pas son extension à toutes les zones du psychisme. Les processus inconscients révèlent un régime autre du psychisme et, ce faisant, incitent à dénier à l’espace-temps son universalité. L’ignorance du temps est, selon Freud, comme nous l’avons vu, le propre des processus inconscients : l’absence d’ordonnancement des processus sur la ligne du temps implique que la successivité suit une autre logique que celle du décours vital. Il s’agit de fait de processus inconscients, et non de l’inscription de traces d’événements ayant eu lieu dans la vie. De plus, pour Freud, l’inconscient est du côté de l’espace, et le préconscient/conscient, du côté du temps. C’est ainsi que Mijolla-Mellor écrit : « […] il est clair qu’une option philosophique originale est prise ici par lui et, à partir du schéma de l’Interprétation des rêves, il réserve la spatialité aux processus inconscients, non concernés en revanche par le temps. Ceux-ci rélèvent en effet notamment d’une théorie des lieux (topique) qui appartient à une autre logique que celle de la temporalité  » (Mijolla-Mellor, 2001, p. 10). La « Zeitlosigkeit » traduirait un mode d’existence émancipé du schème de successivité qui structure toute perception. Le problème réside dans le fait que le temps structure si bien la perception qu’elle rend inconcevable toute réalité qu’elle ne réfracte pas.

Il me semble que la temporalité à laquelle se réfère Freud dans cette phrase est la temporalité que j’ai définie comme sociale, et qui relève d’un processus secondaire. L’inconscient paraît plutôt, ne serait-ce que par le principe de répétition des pulsions (« processus primaire posthume », envahissement du présent par le passé « après-coup »), régi par le temps mythique, qui serait le temps auto-érotique du narcissisme primaire, ce qui expliquerait d’ailleurs la dimension circulaire et rythmique : « Nous avons pris l’habitude d’appeler narcissisme cette phase du début du développement du Moi, pendant laquelle ses pulsions sexuelles trouvent une satisfaction auto-érotique, sans soumettre d’abord à la discussion la relation entre auto-érotisme et narcissisme. Il faut donc dire que le stade préliminaire de la pulsion de regarder, pendant lequel le plaisir de regarder a pour objet le corps propre, appartient au narcissisme, est une formation narcissique » (Freud, 1917, p. 31-32).

Nous souhaitons tout de même repenser l’hypothèse freudienne de l’atemporalité de l’inconscient. Dans une perspective de type kleinien, l’inconscient est premier et se construit au fur et à mesure du développement psychique, jusqu’à un accès aux processus secondaires dans le préconscient-conscient. De fait, comme nous l’avons vu (cf. III.1. supra), la perception du temps (de même que celle de l’espace) est une primo-perception, qui se développe sur la durée, par l’introduction de rythmes et de marquages temporels sécurisants, tels que la régularité de la présence/absence. De plus, Freud (1915) précise que les pulsions sont en partie liées à la perception, à une sollicitation sur le corps (ne serait-ce que par la dimension d’excitation). Il contredit même sa thèse sur l’atemporalité de l’inconcient, en défendant l’idée que « ce qui est plus ancien dans le temps est également primitif dans sa forme, et dans la topique psychique se situe le plus près de l’extrémité de la perception » (Freud, 1900). Il est donc logique que la perception du temps influe sur l’inconscient, dans la mesure où elle est, avec la perception de l’espace, première, et dans la mesure où l’inconscient est toujours enrichi par la perception. La temporalité de l’inconscient semble, non pas figée, à l’aune de ce que le délire peut en révéler, mais dans une dynamique de la répétition. La perception temporelle ne serait donc pas à la surface de l’appareil psychique, mais bien au plus profond, en tant que premier contact avant l’émergence au monde (contact avec la régularité rythmique du cœur, pour le bébé dans le ventre de la mère).

Quant à notre conscience, elle est, elle aussi, traversée par les résurgences des processus inconscients, et par la durée. La conscience du temps, loin d’être continue, se produit de manière momentanée sur le modèle du système perceptif, qui envoie périodiquement des innervations investissant le monde extérieur et se retirant vers l’intérieur munies de l’information qui va être traitée sous forme de trace mnésique. La perception du temps est en fait une durée vécue, dans un conflit permanent ou une adaptation toujours à refaire, entre le temps soumis au principe de plaisir qui étire indéfiniment les minutes de déplaisir et abolit l’espace temporel du plaisir (temps de la rythmicité, temps mythique), et le temps de la réalité, qu’elle soit biologique ou sociale.

Ce temps mythique ne nous est accessible qu’au travers du prisme du délire, qui s’inscrit dans le registre préconscient-conscient, dans la mesure où la représentation de mots accompagne la représentation de chose. C’est ainsi que le délire peut être dévoilement d’une temporalité inconsciente, mais aussi réparateur, en permettant qu’adviennent à la surface du psychisme des représentations de chose. Dans la psychose, la libido se replie sur le Moi, ainsi que les investissements d’objets qui sont abandonnés. Ainsi « se rétablit un état anobjectal primitif de narcissisme » (Freud, 1917, p. 109-110). Les investissements d’objets sont abandonnés, au profit d’un surinvestissement du Moi propre.

C’est aussi pour ces raisons que le moment délirant ressemble au rêve, qui est le modèle du devenir de l’excitation lorsqu’elle est librée au fonctionnement du processus primaire. L’activité psychique en cause y subit une triple régression :

  • Topique (aspect hallucinatoire)

Le trajet est un trajet régrédient que suit l’excitation, de la pensée à la perception, à contre-courant de l’activité mentale qui parcourt au contraire la voie qui mène de la perception, via la pensée, à la motilité.

  • Temporelle

Le rêve comme le délire reprennent des formations psychiques antérieures, en l’occurrence les désirs infantiles qui fournissent la masse énergétique nécessaire à la constitution du rêve ou du délire (l’inconscient commande le préconscient, c’est-à-dire les restes diurnes).

  • Formelle

La régression formelle consiste en la désagrégation des liens logiques et un retour à des modes primitifs d’expression et de figuration (condensation, déplacement, formation de représentations intermédiaires, juxtaposition ou fusion des contraires, utilisation d’associations superficielles). La structure de la pensée onirique ou du délire obéit à des règles particulières qui sont celles du processus primaire.

Dès lors, ce que ne connaît pas l’inconscient, c’est la temporalité sociale, qui reste dévolue au préconscient-conscient, et permet la mise en histoire de la vie du sujet. Le Moi reconnaît alors le temps social et soumet les processus psychiques à « l’épreuve de réalité ». Ici, l’accès au temps socialest lié aux processus de liaison. Les liaisons préconscientes permettent au continuum temporel d’exister.

De plus, le temps est régi par l’investissement affectif, qui répond au principe de plaisir/déplaisir auquel obéissent les processus primaires de l’inconscient. Le temps est vécu comme une sensation (liée aux investissements), avant d’être vécu comme rythme sécure (perception ), ou conçu comme cyclique (représentation de choses) ou immortel, infini (représentation de mots) (cf. IV.2.3., infra ). En tant que sensation, le temps est lié au plaisir de la répétition et de l’anticipation, ou au déplaisir de l’effraction traumatique liée à une trop grande attente, un vide. C’est dans cette perspective que Stern considère le temps comme une sorte de sixième sens, où « les contours vitaux » sont faits de modèles, qui changent d’intensité et de tonalité hédonique, instant par instant. « Ce sont des contours du temps analogiques, beaucoup mieux appréhendés en termes de dynamique kinésique, comme « surgissant », « s’évanouissant », « flottant » […], « accélérant », « ralentissant » » (Stern, 1998).