IV.2.1.2. Seconde topique

La seconde topique pense le lien entre la pensée et la régulation des processus psychiques dans le temps. Elle n’est pas antithétique de la première, et se situe à un autre niveau de perspective pour comprendre le développement psychique. Elle est élaborée à partir de 1920, et comporte trois systèmes : le Ça (pôle pulsionnel), le Moi, le Surmoi (agent critique, intériorisation des interdits et des exigences, instance culpabilisatrice). Ainsi, l’Œdipe est un conflit inter-systémique entre le Ça et le Surmoi. Pour penser la temporalité sociale, il faut que le Moi se dégage de sa dépendance vis-à-vis du Ça et du Surmoi. Le temps vécu devient alors l’expression de l’interaction dynamique du Moi, du Ça et du Surmoi.

Toutefois, la seconde topique freudienne ne nous paraît pas opérante pour décrire le développement du temps vécu. De fait, l’apparition du Surmoi selon Freud est corollaire du complexe d’Œdipe, dont nous verrons ultérieurement qu’il est davantage lié à l’intégration du temps social. Or, il nous a semblé, à partir de la clinique, et notamment la clinique des mélancolies, que le Surmoi pouvait, en tant qu’intégrateur d’interdits fondamentaux et culpabilité, être présent sans que la personne ne soit dans une relation d’objet de type oedipien. Ce Surmoi, archaïque, que l’on retrouve dans la culpabilité mélancolique, s’apparente davantage au Surmoi archaïque chez Klein, qui entrave le développement de la psyché. Ce Surmoi, présent dès les premiers mois de la vie de l’enfant, provoque une culpabilité primitive, des défenses maniaques, des attaques internes et externes sadiques et cruelles. Ce Surmoi précoce se forme durant le stade oral par l’introjection à la fois de la Mère nourricière (le sein), et du clivage en bon et mauvais Objet. C’est un objet dangereux, persécuteur et extérieur dont le bébé doit se protéger. Le Surmoi archaïque, résultant de la pulsion de mort, est un persécuteur responsable de tout ce que l’enfant vit de désagréable. Il est lié à un désir d’introjection, d’incorporation de l’objet libidinal. Cette phase précoce est une phase d’angoisse persécution, paranoïde et de morcellement, où la relation d’objet est partielle. Les expériences désagréables ou vécues comme dangereuses pour le bébé sont projetées à l’extérieur. Si aucun mécanisme ne suffit à maîtriser l’angoisse, le Moi se désintègre complètement, se fractionne, et adopte pour défense d’exister le moins possible.

Le Surmoi kleinien s’inscrit dans la relation symbiotique à la mère, or dans la psychose, c’est bien de cette relation symbiotique qu’il s’agit, y compris dans la dimension transférentielle. Ce Surmoi tyrannique vient entraver l’accès au temps vécu dans la psychose par l’instauration d’angoisses de persécution, morcellement, abandon… avec les fantasmes correspondant (sachant que, chez Klein, le fantasme est une fonction du Moi qui est capable dès la naissance d’établir des relations objectales dans l’imaginaire et la réalité. Son rôle est d’être une défense contre l’angoisse tout en étant un contenu de l’angoisse. Le fantasme est inconscient et concerne d’abord le corps, de manière archaïque et brutale dans la première année de la vie, et les premiers fantasmes sont vécus comme des sensations.

La culpabilité devient l’envers du meurtre, et l’une des défenses consiste dans l’identification projective, où il s’agit de pénétrer en totalité ou partiellement à l’intérieur d’un objet pour le posséder, ou lui nuire (fantasme d’introduction dans le corps de l’autre, ou angoisse d’être prisonnier dans le corps de l’autre) : tuer ou être tué ; manger ou être mangé ; détruire ou être détruit, comme « le grand méchant loup » dont parle Mélusine . Le patient Olivier m’indiqua également un jour : « Ma mère est dans le temps  », pour me dire qu’elle contrôlait ses moindres allées et venues, et pouvait même le piloter à distance à tout moment de la journée. Elle était donc non seulement dans le temps (s’il arrivait en retard, il avait la représentation qu’elle allait le punir très sévèrement, bien que physiquement absente), mais aussi dans l’espace, capable de surveiller ses moindres faits et gestes. On voit bien là encore combien, dans les stades primitifs du développement , temps et espace sont intimement liés. D’où naît la nécessité de créer un temps « à part » soi, hors Surmoi , qui soit un temps « figuré », celui de la figuration (métaphorique ou, plus largement, artistique (cf. VI.3.2., infra).

Selon Klein, il y aurait deux positions primo-infantiles, qui correspondent à deux modalités relationnelles du sujet face au monde extérieur. La position schizo-paranoïde s’étend de zéro à quatre ou cinq mois, et présente des angoisses de morcellement vis-à-vis du mauvais objet, lequel représente des pulsions de mort. Puis vient la position dépressive, où l’angoisse correspond à la culpabilité que l’enfant éprouve vis-à-vis de son agressivité. C’est une angoise de perte de l’objet idéalisé. Entre le douzième et le dix-huitième mois, la position dépressive est centrale. L’objet externe finit par être perçu comme unifié, grâce à l’expérience répétée du maternage. Le bébé accepte alors davantage ses pulsions destructrices. Ainsi contre la dépression, un mécanisme de défense restructure l’objet détruit, qui est la réparation. Le Moi alors n’est plus clivé, et accepte l’ambivalence. Mais si cette position dépressive dure trop longtemps, ou est trop intense, il pourra y avoir un retour en arrière, une régression défensive à travers des défenses maniaques (Je peux tout casser car je peux tout réparer). La manie évite l’angoisse dépressive intolérable. Le maniaque estime avoir tout pouvoir sur l’objet. La défense naturelle face à la dépression est l’état maniaque.

Nous faisons l’hypothèse que ces deux positions sont régies par une temporalité cyclique maudite. Car si le temps du Ça est un temps cyclique (comme le temps mythique, cf. II et IV.2.2., infra), le temps du Surmoi kleinien s’apparente plus spécifiquement au temps de Sisyphe (temps de la faute toujours réitérée, cf. II.6., supra). C’est aussi en cela que le délire, instaurant l’épreuve du sacré, fait œuvre de réparation. Toutefois, en fonction des fixations à telle ou telle position, les manifestations délirantes seront différentes. La manie correspond à une défense contre la position dépressive, alors que la mélancolie s’inscrit dans la phase schizo-paranoïde par moments (les autres comme persécuteurs, ou le mélancolique comme persécuteur d’autrui), dépressive à d’autres.