IV.2.2. Un inconscient psychotique ?

La question de l’inconscient psychotique se pose. Elle postule que l’inconscient dans la psychose serait organisé autrement que dans d’autres types de pathologie. Cela renverrait à la fameuse question de savoir s’il existe des structures psychiques, ou des processus qui traversent chaque psychisme, avec une intensité variable, s’équilibrent entre eux d’une certaine façon à un moment donné et peuvent évoluer. Trancher cette question relève d’une prise de position fondamentale, d’un engagement ontologique qui implique une conception de l’humain.

Il est vrai que si l’on prend l’exemple de l’angoisse, on peut clairement distinguer une angoisse de type psychotique (« angoisse d’inanité », selon Racamier) et une angoisse de type névrotique. La première attaque les liaisons psychiques fondamentales, quand la seconde laisse préservée la nature même des conflits intrapsychiques.

Nous avons pu voir que la spécificité du temps vécu dans la psychose est qu’il s’agit d’un temps primitif, celui du collage, puis d’un temps circulaire, celui du délire comme tentative de réparation. Postuler qu’il existe un inconscient psychotique qui ne peut évoluer reviendrait donc à postuler que la psychose est fixée dans les premiers temps de la vie psychique. Il ne servirait donc à rien de se poser en clinicien, puisque postuler l’existence de cet inconscient reviendrait à nier une action thérapeutique qui conduise l’individu à une évolution et une autonomisation psychique. Nous nous accordons donc à dire qu’il n’existe pas d’inconscient psychotique, mais un fond psychotique qui serait le fond commun à tout psychisme.

Ce fond commun se retrouve par les rêves. C’était d’ailleurs à partir des rêves que Freud avait conclu à l’existence de l’inconscient, et à la spatialisation des processus inconscients. D’après Meltzer, le rêve est l’expression du monde fantasmatique inconscient ; les contenus inconscients sont remplacés par les matériaux des rêves, ce qui nous renvoie à Resnik, lorsqu’il dit que le psychotique ne vit pas sa vie, mais qu’il la rêve. C’est comme si le patient était tout le temps dans un rêve ou plutôt un cauchemar de type primitif, avec la violence du Surmoi de type kleinien. Le patient Olivier me raconta en effet un rêve d’après lequel une femme lui montait dessus pour le violer, et il demeurait complètement impuissant et ligoté. Le rêve de plus exprime la compulsion de répétition, qui est le propre de la pulsion. Le passé revient dans le présent avec l’après-coup, ce qui confère au temps inconscient l’allure d’une spirale qui s’enroule. Dès lors les répétitions présentes dans le rêve sont l’émanation des processus primaires de l’inconscient. Dans la psychose, l’expérience inconsciente dans le monde éveillé et l’expérience dans le monde onirique se confondent, comme si le monde réel ne pouvait se lire qu’au travers du monde du rêve. Plus la confusion est grande, plus l’expérience sera dite psychotique (par exemple, une hallucination visuelle). L’inconscient dans la psychose ne diverge pas de l’inconscient en soi, en revanche, c’est le traitement du matériau inconscient qui est différent. De fait, les expériences ne sont pas refoulées, mais agglomérées, enkystées sous forme de crypte, et ressurgissent donc à l’état brut.

Ainsi que le dit Pankow, « [i]l y a plus de quinze ans, j’ai proposé la formule suivante : « Il y a seulement un inconscient . La différence entre la névrose et la psychose consiste en ce que des structures fondamentales de l’ordre symbolique, qui apparaissent au sein du langage et qui contiennent l’expérience première du corps, sont détruites dans la psychose , alors qu’elles sont simplement déformées dans la névrose  » (1977, p. 4). Ma position est que ces structures fondamentales ne sont pas tant détruites qu’inabouties, et qu’il est le rôle du thérapeute d’aider le patient à les développer, à désenkyster les traces psychiques.

En somme, l’inconscient est le même pour tous, mais c’est la façon dont le psychisme gère le matériel inconscient qui diffère. Dans la psychose, les données insconscientes ne sont pas traitées ni filtrées par les processus secondaires. Dès lors, l’inconscient surgit au conscient à l’état brut, et notamment au travers de l’hallucination et des rêves. Il en est de même pour le temps : le temps inconscient, celui de la circularité, de la temporalité mythique organisatrice de chaos, surgit à l’état brut dans le délire.

Le temps est avant tout une sensation (temps plaisir/temps déplaisir), dans un investissement libidinal centré sur le Moi. Il est aussi une perception, celle de l’attente et de la satisfaction de l’attente, donc celle du rythme. Sa représentation est circulaire, dans une spirale organisatrice de chaos, soit de façon répétitive et fermée (temps de Sisyphe) soit de façon ouverte (temps sacré, qui offre une possibilité de rédemption). Dans le langage du délire, le temps vécu se manifeste par une rythmicité des mots, mais aussi des représentations telles que le chaos (comme lorsque Gabrielle hurle dans le couloir « c’est le chaos », ou que Schreber parle de « l’extinction des horloges du monde », cf. II.6.2., supra) et l’immortalité (temps de la métamorphose chez Mathieu, cf. II.4.3., supra) ou l’infini (comme lorsqu’Olivier me dit « c’est une histoire sans fin »). Dans le délire on voit bien cette double représentation du temps : d’un côté un temps chaotique, celui du déluge, et de l’autre, l’expérience délirante qui tente d’intégrer cette expérience du chaos dans des rythmes et une conscience de l’immortalité.

Dans la psychose, l’inconscient paraît souvent être à ciel ouvert, comme s’il existait une analogie entre temps psychotique et temps de l’inconscient. Ainsi, la pensée du temps dans la psychose ouvre la voie à la pensée de la temporalité de l’inconscient, dont je fais l’hypothèse qu’il serait davantage régi par une temporalité mythique, que pas une atemporalité, contrairement à ce que dit Freud. Cette pensée rejoint une pensée de Lacan sur la psychose, sur laquelle le psychotique est témoignage vivant de l’inconscient : « En somme, pourrait-on dire, le psychotique est un martyr de l’inconscient, en donnant au terme de martyr son sens , qui est celui d’être témoin. Il s’agit d’un témoignage ouvert. […] Le psychotique, au sens où il est, dans une première approximation, témoin ouvert, semble fixé, immobilisé, dans une position qui le met hors d’état de restaurer authentiquement le sens de ce dont il témoigne, et de le partager dans le discours des autres. » (Lacan, 1955-1956, p. 149).