IV.2.3. Temps, développement libidinal, psychoses

La structuration psychique du temps semble s’organiser autour du développement libidinal des stades, tel que Freud l’a théorisé. La psychose est régie par une relation d’objet fusionnelle, qui relève du stade oral. Le stade oral (de 0 à 8 mois) est caractérisé par une relation symbiotique, où l’objet est partiel (sein, lait). Ce stade est marqué par l’angoisse de dévoration (être dévoré), d’abandon et de persécution (paranoïde et schizoïde). Par exemple, la mélancolie intègre l’incorporation et la dévoration, puisqu’elle supprime l’existence de l’objet dans son individualité. C’est à ce stade qu’intervient le Surmoi de type kleinien, dont nous avons parlé (cf. IV.2.1.2., supra). La cruauté surmoïque de type mélancolique relève davantage du stade oral que du stade anal, contrairement à ce qu’ont pu théoriser certains auteurs. Car il s’agit d’une culpabilité délirante, et non névrotique (Surmoi oedipien) : « Chez les mélancoliques, il y a un véritable parallélisme entre la précision du côté de l’action et l’importance de la « peccadille » du côté de la faute. C’est la démesure dans l’appréciation du futile qui contribue à préparer le délire mégalomaniaque de culpabilité du mélancolique » (Binswanger, 1960, p. 254). De même, chez les patients bipolaires, le sujet est en pulsion orale : il se tourne avidemment vers le monde des objets qu’il tente de contrôler, c’est-à-dire ici de détruire (contrairement à l’emprise du stade anal). A ce niveau, le narcissisme est auto-érotique (il précède l’amour objectal), avec angoisse de morcellement, comme dans la schizophrénie. Le stade du miroir (vers 7-8 mois Lacan, 1949) échoue dans la psychose, car il ne permet pas l’instauration de l’acquisition du « Je », d’un Je sujet du discours. Cet échec est corollaire de l’absence de conscience du corps propre, des limites de ce corps, et du corps (donc du visage) de l’autre. Or, le stade du miroir est ce qui permet que la relation d’objet devienne anaclitique, sinon l’objet est total (la mère).

Le stade anal (de 1 à 3 ans) voit naître une relation ambivalente sur le mode du contrôle. « Nous reconnaissons la nécessité d’admettre un stade […] dans lequel les pulsions partielles sont déjà concentrées sur un choix d’objet, où déjà l’objet se confronte à la personne propre comme à une personne étrangère, mais dans lequel le primat des zones génitales n’est pas instauré, les pulsions partielles qui dominent cette organisation prégénitale de la vie sexuelle étant bien plutôt les pulsions érotico-anales et sadiques » (Freud, 1924b). Le stade anal est caractérisé par remplir et vider l’objet. C’est aussi le stade où, d’après Wallon (1945), l'enfant connaît les notions de « maintenant » et « bientôt  » ; « hier  » qu'il utilise au sens de « c'est passé », « tout à l'heure » et « demain  » au sens d'avenir proche et lointain; il connaît aussi « vite  », et « doucement  » qu'il utilise au sens de lentement. L’ambivalence des mélancoliques n’est pas l’ambivalence des névrosés obsessionnels. La première est davantage liée au Surmoi archaïque, théorisé par Klein, ce qui se manifeste notamment par l’incorporation, dont nous avons parlé, en se fondant sur les théories d’Abraham et Torok (cf. III.3., supra).

Le stade phallique (de 3 à 6 ans) permet l’instauration d’une relation triangulaire, qui décolle la relation fusionnelle mère/enfant (Freud, 1923). Au niveau du stade phallique, naît l’angoisse de castration, qui marque la névrose. Notre hypothèse est que l’apprentissage de la temporalité sociale nécessite le passage par l’Œdipe, le tiers, donc la séparation (apprentissage de la perte), et une différenciation forte du Moi d’avec le Surmoi de type freudien. L’organisation du Surmoi postoedipien permet l’intégration de l’irréversibilité du temps, car elle structure la différence et le sens des générations (la mère ne peut être que la mère de son enfant, et pas sa femme, par exemple). Le temps intérieur, mythique, est plutôt du côté de la figure maternelle, alors que le temps extérieur (social) relève du tiers séparateur (le père). Stern montre d’ailleurs qu’à partir de l’âge de quatre ans, l'enfant différencie la nuit et le jour et se repère par rapport au moment de la journée ; il peut se situer par rapport à un autre : « je suis plus grand », ce qui signifie pour lui plus âgé; il est capable de raconter ses expériences de manière autobiographique (Stern, 2003). À cinq ans, il fait une utilisation adéquate des adverbes « hier » et « demain » ; il identifie et connaît les saisons.

Le complexe d’Œdipe valide la sortie du narcissisme primaire : c’est là qu’a lieu la rencontre du Je avec la temporalité sociale. Selon Aulagnier, c’est la troisième des rencontres (les deux autres concernent le hors psyché et le discours maternel) autour desquelles va se jouer la capacité du sujet de négocier sa relation à l’autre, de pactiser avec le conflit et de s’assurer des repères identifiants. En effet, il s’agit de s’approprier un passé comme étant le sien. La rencontre avec le temps opère sous la forme de l’édification du passé personnel, indissociable du rôle que tient l’autre, en l’occurrence le « porte-souvenir ». Le temps passé entre alors paradoxalement en concurrence avec le présent, voire le désavoue comme insuffisant, et invalide d’avance le futur. Tout changement peut dès lors être perçu non comme le signe d’une évolution naturelle et souhaitable, mais comme une transgression massive vis-à-vis d’un archétype immuable. Là où la permanence s’établit entre ce que l’on a été, ce que l’on est et ce que l’on souhaite devenir, il n’y a de permanence possible que dans la fixité. La psychose cherche à se mettre à l’abri du temps social, dans une fixation au stade oral.

Toutefois, nous avons vu que, de la schizophrénie à la mélancolie ou à la manie, les aménagements psychiques ne sont pas les mêmes. La schizophrénie ne semble s’inscrire que dans le stade oral, en tant que le temps y est spatialisé, figuré. La mélancolie, si elle s’inscrit également dans le stade oral, semble toutefois plus avancée dans la perception temporelle, et nous verrons que les stratégies thérapeutiques ne sont pas nécessairement identiques. Si le Surmoi mélancolique nous semble davantage proche du Surmoi de type kleinien, la question se pose de savoir si ce Surmoi ne correspond pas à un stade un peu ultérieur, ce qui permettrait d’expliquer le degré plus abouti de symbolisation dans la mélancolie, notamment dans le recours au langage. D’autre part, si l’on pense davantage par modèles que par structures, cela peut notamment impliquer de penser conjointement le développement de la partie névrotique et psychotique ; à certains moments, certaines parties pourraient être névrotiques, et d’autres, d’omnipotence psychotique.

En somme, la structuration temporelle psychotique s’organise autour d’un fond commun de temps mythique, qui correspond au stade oral. Mais en fonction des types de psychose, l’organisation est différente, et manifeste ainsi des développements plus aboutis que d’autres.

A l’adolescence, se réactivent des « processus primaires posthumes », pour Freud, ou du « compromis identificatoire » pour Aulagnier. Si ces processus ou ce compromis ne trouvent pas de résolution, alors on constate une entrée dans la psychose à la fin de l’adolescence.