IV.3.1. La mémoire et les strates psychiques

Dans la lettre 52 à Fliess, en 1896, Freud émet l’idée que la mémoire se compose de plusieurs strates, trois au moins, et probablement davantage, et qu’elles peuvent être remaniées. Le sujet se constitue entre les strates par le récit et l’élaboration psychique. Il existe une intrication forte entre la temporalité et la spatialité des liens psychiques. L’adolescence, par exemple, serait un moment de régression, utile psychiquement, où il y aurait une réexpérimentation des états moïques. Une dynamique régrédience/progrédience permettrait alors de remodeler les traumatismes infantiles.

Le Moi freudien se divise en plusieurs pôles identificatoires possibles, ce dont le rêve est révélateur. Il est tout de même utile de rappeler à ce sujet le cas Emma :

A treize ans, elle entre dans un magasin dont elle s’enfuit brutalement après les railleries d’un vendeur sur ses vêtements. Elle y associe un souvenir de l’âge de huit ans, où le libraire avait commis des attouchements sexuels sous ses vêtements. Freud parle alors de « processus primaire posthume ». La subjectivation à l’adolescence traduirait un processus de perte des processus primaires. La prise de conscience apparaît toujours après-coup. Plusieurs temps opèrent dans le psychisme : l’événement traumatique à l’âge de huit ans, sa réactivation à l’âge de treize ans, sa latence entre l’âge de huit ans et l’âge de treize ans, le moment de la consultation à l’âge de vingt ans, et le temps de la durée, du façonnement et de la maturation des traces mnésiques entre ces âges, enfin le temps structural d’une petite fille de huit ans, déjà organisée psychiquement du point de vue de la sexualité (complexité d’une structuration du sujet dans une temporalisation sexuelle), celui de l’adolescence et celui de l’âge adulte. De surcroît, l’adolescence révèle un sentiment accru de séparation originaire, sentiment que le temps perdu ne sera pas retrouvé. L’infantile restera par la suite perçu comme une période intemporelle.

Selon Freud, pour reprendre la formule de Lavoisier, « rien ne se perd, rien ne se crée, mais tout se transforme », tout est emmagasiné dans l’inconscient du névrosé. Dans « L’homme aux rats », Freud montre que les souvenirs d’enfance ne sont fixés qu’à l’époque de la puberté et que ce processus est comparable à celui d’un peuple qui forme des légendes sur son origine. L’adolescent veut ainsi effacer les souvenirs de son autoérotisme, effacer les traces comme le véritable historien qui tente d’envisager le passé à la lumière du présent (l’historien complique la trace passée par sa perspective présente).

La vraie levée de l’amnésie se fait avec la compréhension phénoménologique du transfert et de la répétition. Il s’agit d’une reconstruction : « il est douteux qu’une formation psychique quelconque pourrait voir une déformation psychique totale », dit Freud dans « Constructions et analyse du Moi » date. La question cruciale demeure celle de savoir si des pans entiers du psychisme sont détruits.

Jusqu’en 1923, Freud ne s’est pas beaucoup soucié du problème du temps, mais c’est après l’introduction de la deuxième topique qu’il y revient. Le bloc-notes magique contient essentiel de la pensée de Freud sur le temps conscient. Dans Au-delà du principe de plaisir, il nous présente aussi le modèle temporel du fort-da, avec l’alternance disparition-retour et l’alternance présence-absence. Le bloc-notes magique confère l’image du décollement du papier qui reçoit l’inscription, de la surface de cire qui en a conservé la trace. Le système perceptif est ainsi discontinu, en raison de la capacité requise d’être toujours prêt à recevoir de nouvelles excitations, ce qui appelle l’effacement des traces qu’il a recueillies, sitôt après qu’elles ont fait leur office par l’opération de leur inscription. En parallèle s’inscrit le processus actif permanent de successions d’investissements et de désinvestissements, ce qui procède à l’effacement de traces de précédents souvenirs. Ce mode de fonctionnement est caractéristique de la conception freudienne du temps. Pour Freud, en effet, connaître, c’est reconnaître. Il demeure toujours une discontinuité : un temps 2 successif à un temps 1 antérieur ; c’est le rapport t1-t2 qui est important. Le t2 n’existe que comme terme de comparaison avec t1 vu à rebours. Le t2 se prononcera sur le sens et la fonction de t1 à partir de t2. Il y a donc coexistence, présence virtuelle de t1 lors de t2, ou plutôt deux opérations en une seule à propos de l’expérience du temps. Le temps ne peut ainsi jamais faire coïncider le moment de son expérience et celui de sa désignation. L’histoire d’Emma a illustré une théorie de l’après-coup. Un symptôme est constitué par une constellation de traits Sn. Quelques-uns de ces traits renvoient au souvenir d’une scène Sc1 qui n’éclaire que certains aspects du symptôme. Le lien entre symptôme et souvenir de la première scène est préconscient (association conscient-préconscient). Puis la Sc1 s’associe à une scène Sc2, survenue quelques années auparavant, qui n’était nullement présente à l’esprit lors de la Sc1, postérieure dans le temps. Le rapport Sc2 au symptôme Sn n’est pas conscient mais inconscient. Il n’existe pas de lien direct entre le symptôme et le souvenir inconscient, lequel se révèle après coup par l’intermédiaire du souvenir préconscient qui en permet l’accès. La Sc1 a déclenché une poussée sexuelle de type post-pubertaire, différente par nature du plaisir sexuel pré-pubertaire de la Sc2. Le déplacement du signe de l’attentat sexuel à travers les vêtements sur le vêtement lui-même donne l’explication de l’association consciente qui place celle-ci au premier plan du symptôme, sous une forme rationalisée. Le souvenir de la Sc2 déclenche en Sc1 une poussée sexuelle qui était impossible au moment de l’incident et qui se mue en angoisse. Le contenu inconscient est significativement responsable de la décharge sexuelle tardive, en rapport avec le souvenir de l’attentat. L’enfant n’accède alors pas à la pleine intelligibilité de la façon dont il est affecté.

Les Trois essais sur la théorie sexuelle s’interrogent sur la pensée d’un temps ordinaire intuitivement appréhendé : naissance, enfance, puberté et adolescence, âge adulte, vieillesse, mort. La théorie sexuelle revient à un temps ordonné selon la tradition, celui de la croissance propre à la vie. Freud est frappé par l’amnésie portant sur les premières années. Il conçoit une catégorie nouvelle du refoulement, celui des états du corps. La progression du développement de la libido est accompagnée du rejet dans les oubliettes de l’inconscient de ses manifestations les plus intenses, mais les plus prohibées. La maturation psychique ne saurait donc faire l’économie de sa confrontation aux bouleversements somatiques. De fait, la latence est une mise au repos de la sexualité infantile, qui se tasse plus qu’elle ne se tait, pour se réveiller ensuite à la puberté. L’ère de la sexualité adulte est marquée à son insu par les temps forts et les fixations de la sexualité infantile qui vont de nouveau subir la mise à l’épreuve de la consistance de leur organisation antérieure. Les théories sexuelles infantiles ne disparaissent pas avec l’âge mais succombent à l’amnésie.

Ce qui importe dans la théorie freudienne, c’est la notion de traces mnésiques. Freud, dans la lettre n° 52 à Fliess, développe une théorie de la mémoire sur le modèle de la neurobiologie, selon laquelle existeraient des « traces mnésiques » inconscientes durables, qui constitueraient le dépôt des expériences affectives ayant marqué le passé d’un sujet. Ces traces détermineraient la formation de vestiges de représentations que l’investigation psychanalytique aurait à reconstruire. Ces vestiges se présenteraient selon des strates ordonnées, et les matériaux seraient souvent remaniés suivant les circonstances nouvelles. En 1900, Freud dira qu’il s’agit d’inscription d’événements dans la psyché : « nos perceptions laissent dans notre appareil psychique une trace, que nous pouvons appeler mnésique. » (1900, p. 457).