IV.3.2.1. La rupture traumatique et l’impossible symbolisation

Ce que j’appelle l’expérience de rupture traumatique recouvre une effraction psychique archaïque, qui empêche l’accès à la symbolisation. Une hypothèse possible serait que la rupture traumatique et ses conséquences psychiques pourraient être un prisme compréhensif de la mémoire « déficiente » dans la psychose. Winnicott nous encourage d’ailleurs à penser l’analogie entre les processus psychiques des premiers stades de la vie et la psychose, lorsque la relation d’objet n’a pas encore accédé à la transitionnalité (Winnicott, 1971, p. 94).

La rupture traumatique se laisse décrire de plusieurs façons, par exemple celle de l’agonie primitive, telle qu’elle a été définie par Winnicott, ou de la « terreur sans nom » chez Bion. La psychose s’inscrirait dans cette agonie primitive qui serait une souffrance psychique mêlée à de l’angoisse dans une situation traumatique extrême, avec sentiment de mort psychique, d’anéantissement de la subjectivité. Ces expériences d’agonie primitive seraient à l'origine d'un traumatisme primaire affectant lesprocessus de symbolisation. Certains pans de la vie psychique ne seraientpas, alors, représentés ou intégrés dans la subjectivité. La situation traumatique provoquerait ainsi une profonde effraction du pare-excitation avec une souffrance psychique intense et une faillite de l’organisation représentative. Aucun processus de contre-investissement visant à empêcher l’effraction quantitative n’aurait pu être mis en place, en vertu de la faiblesse du développement psychique au moment de l’expérience agonisante. La réitération de ces expériences archaïques primaires, qui obstrueraient le développement psychique à un moment où l’organisation psychique est particulièrement fragile, serait susceptible de créer de graves troubles mnésiques. Le sujet retirerait en effet son investissement de l’expérience, soit en développant une hypermnésie désaffectivée et dénuée de sens, soit en ne pouvant instituer un lien auto-historique à partir de souvenirs. Winnicott (1967) parle aussi de la crainte de l'effondrement (breakdown), qui s’illustre surtout dans la crainte/la sensation de tomber. Des études similaires ont été effectuées concernant l’autisme (Haag, Tustin par exemple).

Bion a pensé quant à lui l’expérience de la rupture sous l’angle de l’absence. De fait, si l’expérience du manque ou de la frustration est constante, cela crée un trou noir, une « terreur sans nom », qui ne peut pas se dire et est mêlé à une angoisse similaire à l’agonie primitive de Winnicott. Ce « trou noir » est, selon Bion, le lieu possible d’une hallucination éventuelle qui permettra de pallier l’absence de représentation de la carence primitive. Ce vécu est assimilé à un vécu de catastrophe, au sens étymologique : de renversement total, de retournement de haut en bas (selon le sens du préfixe ). Lorsqu’en revanche la carence parvient à être pensée par le nourrisson, elle l’est grâce à ce que Bion nomme « la fonction alpha », qui est la fonction psychique permettant d’élaborer le vécu en représentation (on peut rapprocher cette fonction de la symbolisation primaire dont parle Roussillon). Selon Bion (1962), l’échec de la fonction alpha créerait un vécu de « panique psychotique ».

Il y a donc dans tous les cas un seuil limite au-delà duquel le psychisme ne peut intégrer l’expérience qui devient alors une expérience de rupture traumatique. Il semblerait que cette expérience soit l’une des origines possibles des perturbations mnésiques de la psychose.

De surcroît, il peut être intéressant de relier cette expérience de rupture traumatique à une rupture de rythme, dont nous avons parlé en III.1. Si la mère de l'enfant s'absente un temps donné, l'enfant l'attendra sans trop de difficultés. Mais pour un temps plus long, qui ne correspond pas au vécu déjà connu de la répétition, l'angoisse va surgir. Et pour un temps encore plus long, jamais expérimenté, l'angoisse agonistique envahit le psychisme. « La rythmicité permet une anticipation de la retrouvaille et soutient ainsi le développement de la pensée – de la pensée de l’absence. […] Pour cela, l’objet ne doit pas s’absenter un temps au-delà duquel le bébé est capable d’en garder le souvenir vivant. […] Une première perspective consiste donc à considérer le rythme comme constitutif d’une base de sécurité. La sécurité de base est l’effet de – ou suppose – une rythmicité, une expérience rythmique . L’objet ne doit pas démentir la promesse de retrouvaille, et la retrouvaille doit s’effectuer de manière rythmique, et à un rythme qui garantisse la continuité (s’il faut nourrir un bébé toutes les trois heures, ce n’est pas seulement pour des raisons physiologiques ». Ce qu’il est essentiel de saisir, c’est que « la rythmicité comme base de sécurité, constitutive de niveaux d’expérience très précoces, primitifs du bébé, concerne des éprouvés perceptifs et émotionnels antérieurs même à la rencontre avec un objet maternant, et déjà présents dans le fœtus », comme l’illustre le bruit pulsatoire qui correspond au rythme cardiaque de la mère (Ciccone, 2005, p. 25). Il existe donc bien un seuil au-delà duquel l’attente se transforme en vide psychique, en « trou », et où la discontinuité du rythme devient rupture. Mais il semblerait qu’il s’agisse plutôt d’une trace que d’un souvenir proprement dit (ce que dit d’ailleurs ACiccone lorsqu’il parle d’éprouvé perceptif et émotionnel), qui nécessite l’œuvre de la symbolisation.

L’expérience de rupture traumatique empêche la mémoire de faire son travail d’historicité. La mémoire psychotique, lorsqu’elle est mémoire « déficiente », témoigne surtout de carences en symbolisation (cf. III.2.2. supra). Il semble donc que « se souvenir » nécessite en tout premier lieu l’accès à une symbolisation primaire, qui permettra l’instauration de représentations mues par des affects et signifiantes, capables de se symboliser en second lieu dans le langage, en tant qu’il est porteur de sens.