IV.3.2.2. Unité psychique et perte

Ainsi, la rupture traumatique entrave l’accès à la représentation, à l’affectivité et à la symbolisation. Il s’agit ainsi d’une expérience avortée d’une continuité psychique (ainsi que l’illustrent les ruptures rythmiques), et donc d’une unité psychique. Pour certains (Winnicott par exemple), la question de la psychose ne serait donc pas tant celle de la perte ou du deuil que celle du « non advenu de soi ». Je ne partage pas vraiment cette opinion. En effet, l’expérience de la perte (car, à travers le deuil, c’est avant tout l’expérience de la perte qui se joue) n’est dénuée de traumatisme que lorsque l’unité psychique est suffisamment élaborée. En l’absence d’unité psychique, toute perte met en danger un « équilibre » psychique particulièrement fragile et le risque peut être celui de la décompensation. L’absence ou la fragilité d’unité psychique serait liée à la question de la perte en tant qu’expérience traumatique. De fait, la négativité et la destruction ne peuvent être pensées sans une référence à l’expérience d’intégration et de lien qui, dans la psychose, est une expérience toujours tentée et sans cesse avortée. En somme dans la psychose, le psychisme non unifié est confronté à la perte traumatique, ce qui explique d’ailleurs l’accès entravé à la symbolisation.

D’autre part, avant de penser la lutte contre la perte, il s’agit de comprendre que la rupture traumatique, qui crée un vécu de perte, se réactualise dans la psychose par un type spécifique d’oubli. Je distinguerai en effet trois types d’oublis : l’oubli psychotique, l’oubli névrotique et l’oubli non pathologique. Tous trois se caractérisent par des mécanismes psychiques différents. L’oubli psychotique provient d’une effraction psychique traumatique qui a entravé l’accès à la représentation, a déclenché de l’angoisse et non un simple affect d’objet, et n’a pu être symbolisé donc être doté de sens. Il s’agit là d’une attaque directe, d’un empêchement du processus mnésique. Le mécanisme est celui de la « Verwerfung » décrite par Freud (forclusion, selon Lacan). L’oubli névrotique provient d’un conflit psychique, qui a pourtant autorisé un accès à la représentation, l’a dotée d’une motion affective mais a interdit sa traduction consciente pour la refouler dans l’inconscient. Ce processus qu’est le refoulement perturbe le processus mnésique, mais ne l’empêche pas comme le fait la « Verwerfung ».

Le troisième type d’oubli serait celui de représentations n’ayant aucunement provoqué une effraction psychique, mais qui ne se seraient pas inscrites en mémoire car la personne n’y attacherait ni affectivité ni signifiance. Cet oubli serait marqué par une indifférence à l’événement Or cet oubli non pathologique est fondamental pour comprendre le processus mnésique, qui est une sélection d’expériences affectives marquantes pour constituer une identité propre (et lorsqu’elles sont trop marquantes, elles peuvent être refoulées, mais restent constitutives de l’identité : le refoulement est d’ailleurs plutôt une mise entre parenthèses qu’une perte à proprement parler).

Nietzsche dit à juste titre, dans les Considérations inactuelles, que l’oubli est partie constitutive de la mémoire. Se souvenir c’est choisir, opérer une sélection affective et signifiante des souvenirs, eu égard à un cheminement identitaire. C’est d’ailleurs précisément ce que ne fait pas Veniamin, le cas clinique exposé par Luria. Veniamin ne choisit pas, ne peut s’approprier affectivement des souvenirs comme étant garants (au sens de témoins) de son identité. Or, si l’on ne choisit pas, on est une machine à souvenirs, et non une mémoire en travail. Toute mémoire doit être sélective, c’est là la preuve du processus de symbolisation. Et c’est aussi pour cette raison que notre mémoire change au cours du temps : elle est toujours sélective en regard de l’identité présente et choisie par le sujet. Elle est, comme le disait si justement Mélusine, « une mémoire vivante ». Le processus mnésique n’est donc ici ni empêché ni perturbé, mais encouragé.