IV.3.3.1. Sidération mnésique, oublis et pertes

Je vais évoquer ici un phénomène que je nommerai « sidération mnésique », pour insister sur la paralysie qu’illustre l’étymologie du terme « sidération » (« sido » signifie « se fixer », « s’arrêter » devant la beauté des astres – « sidus » -. Quant au verbe déponent « sideror », il signifie être frappé par les astres, et même subir l’action funeste des astres). Ainsi, il s’agirait d’une paralysie de la mémoire. Ce phénomène est plus communément connu sous le nom de « trou noir ».

C’est ainsi qu’une patiente présentant les symptômes d’une psychose maniaco-dépressive, Elsa, se trouvait, lors de nos entretiens, incapable de mentionner un souvenir précis. Toujours très silencieuse, elle observait avec méfiance l’équipe médicale. En entretien elle me révéla des angoisses nocturnes massives. Ces angoisses semblaient s’apaiser lorsqu’elle était seule. « Ce sont les autres qui m’angoissent » disait-elle, tout se recroquevillant sur elle-même. Elle ne se rappelait presque rien de sa vie, alors que, lorsque je l’ai connue, elle était âgée de 48 ans, qu’elle avait subi d’autres hospitalisations, qu’elle était mariée, mais sans enfants. Elle n’avait aucun souvenir de ce qu’elle pouvait faire de ses journées (« je suppose que je regarde la télé, que je fais le ménage, comme tout le monde »), ni de ce qu’avait été sa vie quelques mois auparavant (« probablement que c’était comme maintenant », sans que cet « avant » puisse être spécifié), ou il y a cinq ou six ans. Elle ne se rappelait pas avoir travaillé, si ce n’est « en horticulture », et « pour aider quelqu’un à faire des paquets cadeaux dans une boutique », sans aucun autre détail. Elle ne savait plus dater ces périodes, et ignorait leur durée. Elle savait aussi qu’elle avait des frères et sœurs qu’elle ne voyait plus, tout en ayant oublié leur nombre, leurs prénoms et la raison de cette séparation. Curieusement, le seul souvenir clair et distinct qu’elle gardait en mémoire était la liste des traitements médicamenteux successifs que les psychiatres lui avaient fait prendre, au cours de ses hospitalisations antérieures, qu’elle ne savait non plus ni nombrer ni dater. Sur son enfance, c’était le véritable « trou noir », selon ses propres termes. Ce fut l’une des premières patientes que j’eus en entretien clinique, et sans doute la première avec laquelle j’ai tissé un lien affectif très fort. Je ressentais une profonde tristesse, et surtout une interrogation sur laquelle j’ai orienté mes recherches : comment peut-on vivre son identité sans mémoire de soi, et sans capacité à se raconter soi-même ? Cette interrogation se doublait d’une autre interrogation, chargée d’affect et de faille narcissique personnelle : dans la mesure où je m’étais prise d’affection pour cette patiente qui semblait si désarmée et si refermée sur elle-même, et qu’apparemment cette affection était réciproque, puisqu’elle semblait vouloir ma présence (ainsi elle aimait se promener avec moi dans le parc de l’hôpital) et me confiait ses difficultés, comment serait-il possible qu’elle ne se souvienne de rien concernant nos entretiens ? Ce qui était d’autant plus étonnant avec cette patiente, c’est que les seuls souvenirs qui lui soient revenus (les paquets cadeaux et la liste du traitement) l’ont été en ma présence, le reste de l’équipe soignante affirmant ne strictement rien avoir entendu en termes de souvenir. Ces réitérations mnésiques, si pauvres soient-elle, était chez elle accompagnée d’une intense charge affective, qui transparaissait dans l’émotion de la voix, et dans des tremblements de main.

Apparemment, Elsa avait un passé familial très lourd, selon les propos de son mari, avec un abandon précoce par sa famille biologique. Ses perturbations mnésiques m’évoquèrent le phénomène de sidération mnésique, qu’il convient sans doute d’illustrer. Si un individu névrosé adulte vient à connaître un fort traumatisme, sa mémoire va s’altérer, soit que son psychisme ait été tout entier absorbé par la réitération obsédante de ce trauma, soit que ce trauma l’ait destitué d’une partie de son histoire par un pan d’oubli massif. Par exemple, Marie, une autre patiente hospitalisée pour tentative de suicide à la suite d’un viol, racontait qu’elle ne se souvenait plus ni des circonstances de cette agression, ni du visage de son agresseur, que c’était le « trou noir » (Marie utilisa la même expression qu’Elsa, probablement pour traduire le même phénomène). Cette sidération mnésique est fréquente dans les cas de traumatismes graves. Mais la plupart du temps, si le traumatisme a été circonscrit à une période précise de la vie de la personne, il n’altère la constitution identitaire que durant cette période ponctuelle, et le sujet n’apparaît pas comme dépossédé sur la durée de ce lien identitaire à lui-même. Or, cette altération partielle du lien identitaire me semble être ce qui permet de distinguer l’oubli ordinaire de l’amnésie pathologique.

Ce « trou noir » dans la psychose concerne souvent l’enfance, et d’autres épisodes traumatiques de la vie des patients. La question se pose de savoir si, dans ces cas-là, demeurent toujours des traces mémorielles, et si ces traces sont des représentations ou des traces plus archaïques (à cet égard, je renvoie à la théorie du pictogramme et de l’originaire dans l’œuvre d’Aulagnier, cf. IV.1.1., supra). Ainsi, il est possible, comme nous le suggère Aulagnier, de voir dans la prime enfance du sujet psychotique une probabilité d’épisodes traumatiques graves, qui n’auraient pu solliciter la fonction de représentation et auraient débordé la faculté intégrative du psychisme de l’infans (celui qui ne sait pas encore parler), faute de maturation psychique. Il ne s’agirait donc plus ici de refoulement (lequel suppose une représentation préalable), mais d’une impossibilité même d’accéder à la faculté représentative.

Sans avoir beaucoup d’éléments pour statuer sur le cas Elsa, il me semble que cette hypothèse est à privilégier. Ce qu’Elsa répétait en acte, c’était une posture de petite fille effacée, qui ne prend pas de place, n’aime pas s’imposer, n’aime pas qu’on la remarque, et n’ose même pas émettre le moindre désir. Face à une telle symptomatologie, il est évident que l’on peut se demander dans quelle mesure le désir de la petite fille n’a pas été écrasé sous un autoritarisme réitéré. L’on peut faire l’hypothèse qu’une personne qui a sans cesse peur d’exprimer son désir, de dire ses sentiments ou tout simplement de s’exprimer (puisque Elsa n’osait même pas prendre la parole lors des groupes de parole) a sans doute dû subir des chocs traumatiques lui interdisant cette expression d’elle-même.

Ce « trou noir » que manifeste Elsa sur l’ensemble de sa vie, et qui apparaît comme un fil directeur récurrent chez des personnes souffrant de troubles psychotiques, n’est pas la seule perturbation mnésique possible. Il existe d’autres fragilités mémorielles, qui traduisent une incapacité à faire des liens entre les événements vécus. Ces fragilités qui témoignent d’une mémoire déficiente peuvent être des oublis à court et long terme.