IV.3.3.2. Le cas Jeanine (1)

Jeanine est une patiente âgée de 61 ans et atteinte de psychose maniaco-dépressive. Elle présente un bon contact malgré des propos incohérents et décousus. C’est sa quatrième hospitalisation, en HDT, à la suite d’une décompensation thymique exaltée. La première hospitalisation a eu lieu il y a dix ans, à l’issue d’un premier accès maniaque, la deuxième il y a cinq ans, la troisième il y a trois ans et demi après des achats compulsifs qui l’ont conduite à la mise sous curatelle. L’entretien que je voudrais rapporter maintenant, en lien avec les oublis, a eu lieu près de trois semaines après l’entrée à l’hôpital. Jeanine n’est pas loin de sortir et se trouve dans une phase de stabilisation après le délire. Elle semble sortie de la crise psychotique et est d’ailleurs capable de fournir des éléments biographiques qui s’insèrent dans une narration. Cet entretien est semi-dirigé, puisque je le pose des questions sur sa perception du temps. Ce que je voudrais relever est ce que Jeanine me dit de ses oublis. Je lui demande en effet s’il lui arrive d’avoir des oublis, que ce soit à court ou à long terme. Voici ce que me répond Jeanine : « Non, car j’ai mon calendrier où je marque tout et je ne le perds jamais, pour rester dans la ligne du temps. Je serais embêtée d’être sans calendrier. Les premiers jours, à l’hôpital, j’étais sans calendrier, c’était la panique. Je me sentais à la merci de tout le monde, et sans repères. On a besoin d’être cadrés par rapport à l’espace et au temps. Un individu, il vit dans un espace et un temps qui est le sien, et qui n’est pas le même que celui d’à côté. Il faut donc cadrer cette personnalité de chacun dans cet espace temporo-spatial, pour qu’il n’y ait pas un pluriel dans le temps ». Ce qui est intéressant c’est que sans le « cadrage temporel », le risque de perte d’unité psychique est très grand : Jeanine, sans calendrier, se sent « sans repères ». Il faut éviter le « pluriel dans le temps », on pourrait même supposer que cela signifie que, pour Jeanine, il y ait une nécessité d’éviter le pluriel de temporalités psychiques différentes qui créeraient une fragmentation du psychisme. Sans repères temporels externes (ce qui suppose que les repères temporels n’ont pas été intériorisés par le psychisme), Jeanine oublie tout, et c’est effectivement ce que nous avons pu constater au début de son hospitalisation, où elle perdait beaucoup d’affaires, et semblait elle-même se perdre.

Car l’une des manifestations cruciales de l’oubli psychotique est la perte. Ou plutôt, l’oubli est la perte : ne dit-on pas à son égard qu’il est une « perte de mémoire » ? L’on pourrait même se demander si l’agir de la psychose ne serait pas une répétition traumatique de la perte où, à défaut de se souvenir, on rejouerait sans cesse la perte. De nombreux patients ne cessent de perdre des objets, et tout particulièrement des objets qui leur sont chers, auxquels ils sont attachés. Cette perte est d’ailleurs très souvent vécue comme une spoliation. Pour certains, ces objets seraient volés par d’autres patients ; pour d’autres, ils seraient volés par le diable (pour une patiente précisément, ce serait « Lucifer, une puissance infernale, qui [lui] jouerait des tours, pour [la] punir de [ses] fautes ») ou par Dieu (« Dieu s’amuse beaucoup avec moi », disait un autre patient). Lorsque les objets perdus sont retrouvés, des explications multiples et souvent concordantes avec les hypothèses préalables sont alors imaginées.

Ce vécu de la perte est à relier au sentiment de nostalgie. Dans la nostalgie, on regrette un passé qui est perdu. J’ai souvent, au cours de ma clinique des psychoses, demandé aux patients s’ils ressentaient des vécus de nostalgie. Hormis lorsqu’ils étaient en phase maniaque (qui peut d’ailleurs s’interpréter comme un mécanisme de défense contre le vécu de perte, donc la nostalgie), ils éprouvent tous ce sentiment de nostalgie. Revenons à Jeanine qui, lors de ce même entretien déjà évoqué, m’évoquera un profond vécu nostalgique, du passé, du temps où elle n’était pas encore déclarée malade, entre les années 1975 et 1988, où elle m’a raconté avoir travaillé en tant qu’infirmière dans une communauté chrétienne de la région : « C’était une vie extrapleine, et j’étais heureuse [son visage s’illumine, d’un coup]. Ça fait trente ans que je suis en Provence, je préfère dire la Provence. Je suis arrivée en 75 à C. [nom de la communauté] et j’y suis restée jusqu’en 87-88. C’était du temps béni. On m’a obligée de partir à Marseille. Or, c’est pas du tout le lieu de vie auquel j’aspirais. A Marseille, il y a eu des tensions, des nons-dits, des suspicions, des méchancetés » ; Puis elle me raconte quelques exemples de ces méchancetés. Á la nostalgie du passé, curieusement s’ajoute la nostalgie du présent, comme si le vécu de perte était d’une criante actualité. De fait, après son récit concernant les méchancetés qu’elle a vécues à Marseille, je lui ai posé la question :

Moi

- Avez-vous connu d’autres moments de nostalgie ? »

Jeanine

- Oui. Le fait d’être là. Ça m’a assommée. C’est une souffrance comme si c’était de la nostalgie [sa voix regorge de tristesse, et Jeanine fond en larmes]. Je me dis que je ne suis pas à l’abri des rechutes [car ce qui aurait motivé son hospitalisation , selon Jeanine, ce seraient les premières rechutes réelles]. Depuis que ma maladie a été découverte en 2001, par mon médecin. Là c’est la deuxième rechute, découverte aussi par mon médecin. Il y a tout un temps de noirceur où je ne sais pas ce qui s’est passé. Qu’est-ce que j’ai pu faire ? »

La nostalgie du présent est ici associée à un vécu de perte, mais de perte de soi, comme l’indique le questionnement de Jeanine sur le « temps de noirceur » (qui s’apparente au phénomène de « trou noir » déjà décrit. D’ailleurs l’on peut se demander dans quelle mesure le « noir » pour décrire ce temps n’est pas un « temps mort » c’est-à-dire un temps de la mort).

Il est crucial de remarquer que ces carences mnésiques, ces vécus de perte et de nostalgie interviennent toujours de façon prégnante à un moment de vulnérabilité psychique intense où la personne peut éprouver ce sentiment de perte de soi décrit par Jeanine. Ainsi, certains patients les subissent particulièrement lors d’une expérience de deuil, qui les conduit à une décompensation, et cela influe sur la fragilité psychique et mémorielle (je précise qu’il ne s’agit aucunement, en constatant cette vulnérabilité au deuil chez les patients psychotiques, de prôner des interventions thérapeutiques infantilisantes, comme cela peut parfois se pratiquer : sous prétexte que l’individu serait fragile, on ne lui annoncerait pas le décès d’un proche etc. !). En conséquence, le traumatisme occasionne souvent, outre une amnésie sur l’événement traumatique lui-même, des perturbations mnésiques, plus ou moins grandes.

La mémoire est donc porteuse d’une charge non pas seulement sensorielle, mais surtout affective et représentative. Le sens n’est qu’une convocation au souvenir, ce qui fait mémoire, c’est la transformation de la représentation sous le moteur de l’affect. La représentation ne devient signifiante qu’au regard de l’affect qui la meut. De plus, dans l’évocation du passé, le patient remonte du passé au présent, et non du présent au passé, comme le fait remarquer Maldiney : « Quand le schizophrène évoque son passé, il parle de la maison de son enfance, d’un lieu reviviscent. Mais il va toujours du passé au présent, jamais du présent au passé. Il a des réminiscences, non de vrais souvenirs » (2001, p. 40). « Le souvenir est condensé, thématisé, puis il aborde comme un paquet qu’on envoie du passé » (Op.cit., p. 41). La psychose va à l’inverse des autres : « En réalité , tous les souvenirs s’éveillent à partir du présent. Je me promène. Brusquement, je me souvenirs d’avoir vu ce à quoi mon horizon actuel vient, non pas de m’ouvrir, car c’est l’entrouverture de presque rien ; mais ce « presque rien » est un moment opertural : entrée en présence, irruption de toute ma temporalité ouvrant d’un coup passé et avenir , et non présence en place d’un dépôt dans le passé » (Ibid.).

En définitive, l’expérience de la perte, ainsi que je l’ai dit, reste toujours la répétition d’une expérience traumatique dans la psychose. Je l’ai reliée à un manque d’unité psychique. Mais nous pourrions aller plus loin. Ces agonies primitives et ces carences rythmiques entraîneraient dans le développement psychique, une incapacité à penser la temporalité sociale, et condamneraient l’être à demeurer dans une temporalité mythique. Notre hypothèse est que l’apprentissage de la perte ne peut avoir lieu sur fond de rupture traumatique archaïque, puisqu’elle nécessite une intériorisation d’une temporalité mythique sécure. En somme, seul l’apprentissage de la perte permettrait l’apprentissage du temps social, c’est-à-dire linéaire, irréversible et orienté vers la mort. Enfin ce serait l’intériorisation psychique de la temporalité sociale qui offrirait la faculté de promouvoir une auto-historicité, un récit de soi à partir de configurations mnésiques, une mise en intrigue garante de l’identité. Comme l’a si bien décrit Proust, l’expérience de mémoire s’enracine dans la structuration de la temporalité psychique. Notre hypothèse est donc que les difficultés mnésiques seraient liées à des troubles de l’expérience temporelle.