IV.4. Le délire, ce couturier

IV.4.1. Le temps au pied de la lettre

Pour Lacan (1953, 1955-1956a, 1955-1956b), le délire est aussi compris comme phénomène d'auto-guérison. Par le délire, le sujet tenterait de construire pour lui-même un sens qui ne lui est pas garanti par une filiation symbolique (comme dans le cas Schreber). Le délire doit donc être pensé par la question du sens et de la déconstruction de la relation entre le sens qui est dit (contenu) et les signifiants qui le disent (forme) : le délire viendrait stabiliser une forme inédite entre signifiant (le mot et la liaison des mots qui disent le sens, le contenu) et signifié (le sens qui est donné), en suppléant à la métaphore paternelle (qui est la référence à un ancrage central paternel) la métaphore délirante. C’est précisément cette suppléance qui indique la « forclusion du Nom du Père » dans la psychose : il s’agit, dans la psychose, de l’impossibilité de penser la fonction paternelle comme signifiante (dans un registre Symbolique). Dire « c’est forclos », c’est dire qu’à la place de la représentation il y a un vide (et non pas forcément une absence du père dans le monde empirique). C’est la parole de la mère qui peut ou non permettre à l’enfant de savoir « qu’il y a de l’Autre » (« Autre » ou « grand Autre », au sens symbolique de tiers, et non « autre » au sens concret de quelqu’un d’autre), c’est-à-dire un tiers entre elle et lui, et spécifiquement le père (c’est la manière dont la mère va parler du père et la reconnaissance de la fonction de père qu’elle va lui attribuer dans sa parole qui sont déterminantes). Le délire psychotique consisterait en une entreprise de tissage des objets partiels (voix, bouche, regard…) entre eux permettant de combler les trous, les déchirures dans la trame, qui sont liés à cette « forclusion ». En somme, le délire mettrait d’autres pièces d’étoffe à la place des trous, et aurait une fonction d’« objet a » (notion développée par Lacan à partir de l’objet pulsionnel de Freud et de l’objet transitionnel de Winnicott ; il est l’objet cause du désir). Ainsi, le sujet du délire psychotique entretiendrait le même rapport à son délire que le névrosé à son fantasme. Cette déstructuration de l’ordre signifiant et cette carence en filiation paternelle empêcherait le sujet délirant de se reconnaître comme l’auteur de son délire : il ne parvient pas à situer sa parole vis-à-vis du référent symbolique de l’Autre dont il ne peut pas non plus recevoir la parole.

Les difficultés de la symbolisation dans le délire psychotique s’illustrent notamment par le manque de la dimension métaphorique. La métaphore est un procédé littéraire qui consiste à introduire un rapport de sens figuré entre deux choses, que l’interlocuteur doit interpréter : par exemple « Midi le juste y compose de feux/La mer... » (Valéry, « Le cimetière marin ») signifie que le soleil, qui tape fort à midi précise (« Midi le juste »), est un artiste (« compose ») qui illumine la mer de rayons qui ressemblent à des flammes. Or, le sujet, dans l’expérience du délire, n’aurait pas la capacité de saisir les sens figurés derrière le sens propre. Par exemple, dans le délire du schizophrène, les mots seraient compris dans le sens le moins figuré possible (Freud, 1915 ; Segal, 1964) : « Nous [les fous] interprétons un certain langage poétique comme une suggestion à prendre au pied de la lettre » (Perceval, 1830-1832, p. 265). C’est aussi ce que Lacan souligne dans son analyse du délire de Schreber : « On n’y rencontre jamais rien qui ressemble à une métaphore » (Lacan, 1955-1956b, p. 247).

L’expérience, lorsqu’elle s’abstrait de la possibilité pour l’autre de l’interpréter, devient non partageable : « Abolissant la possibilité de la fiction, décalé par rapport au cadre symbolique, le texte fou reste en-deça de l’espace potentiel. Il perd à nos yeux sa fonction communicative pour devenir l’expression exclusive du rapport de l’auteur à lui-même, aux autres et au monde . Il nous paraît auto-suffisant et nous le ressentons comme un corps étranger inassimilable : tous les chemins partent de l’auteur et reviennent à l’auteur. Il porte témoignage d’une aventure éminemment imaginaire dont l’auteur tâche de nous faire admettre le caractère « réellement réel » et non fictivement réel. Il se heurte alors en nous au jugement d’existence , qui distingue le « comme si c’était » du « c’était comme cela » » (Plaza, 1986, p. 98).

Pour Lacan, la métaphore délirante ne procède plus d’une comparaison (où il s’agit d’un glissement de sens qui est figuré et non pris « au pied de la lettre »), comme la métaphore littéraire, mais d’une substitution. Un mot a pris la place d’un autre, de façon figée, et sans aucune connexion de sens pour le sujet : « Il y a bien métaphore délirante, mais elle s’impose sans recours au sujet qui ne peut pas, qui ne pourra pas la reconnaître comme telle » (Bolzinger, 1987, p. 129). Le sens figuré n’apparaît pas au sujet.