IV.4.3. La cicatrisation mémorielle

Dès lors, la mémoire « créatrice » à travers le délire apparaît comme une tentative de lutte contre la perte, par la réitération des traces mnésiques archaïques restées non symbolisées. Gimenez (2002) insiste pour sa part sur le travail psychique de l’hallucination, dans laquelle il voit une tentative de symbolisation. Les hallucinations seraient des représentations pré-symboliques et joueraient le rôle d’un mécanisme de défense contre un scenario irreprésentable. Ce travail d’hallucination rejoint les hypothèses formulées antérieurement sur le développement psychique infantile du psychotique. Les deux fonctions du porte-parole selon Aulagnier (1975, p. 130-134) aurait ainsi failli : accompagner par la parole des expériences de l’enfant, et présenter des interdits. Gimenez y voit deux conditions de la formation du préconscient. Il propose alors l’hypothèse d’une absence de développement du préconscient dans la psychose. L’hallucination se formerait là où le préconscient ne s’est pas constitué, là où ces fonctions sont défaillantes. Elle serait un « perçu auto-engendré par la psyché », pour reprendre une citation de Aulagnier. Gimenez indique à ce sujet : « L’hallucination apparaît ici comme un échec de la pensée et de la remémoration, face à une situation intolérable que le sujet cherche à fuir et dont il ne peut tolérer la frustration, par exemple : une absence trop douloureuse » (Gimenez, 2000, p. 28). Or ce qui est figuré dans l’hallucination, c’est ce qui n’a pu être pensé parce qu’intolérable, ainsi que Freud l’avait déjà pensé : « les délires et les hallucinations, dans tant de formes et de cas de psychose , ont un caractère si pénible et sont liés à une montée d’angoisse, cela montre bien que tout le processus de refonte s’accomplit contre de violentes forces opposées » (Freud, 1924, p. 301-302). Mais, l’idée célèbre que nous propose Freud, c’est celle de la tentative de guérison : « Si la solution du conflit avec le monde extérieur ne nous apparaît pas encore avec plus de netteté qu’elle ne l’a fait maintenant, c’est que dans le tableau clinique de la psychose , les manifestations du processus pathogène sont souvent recouvertes par celle d’une tentative de guérison ou de reconstruction » (Op.cit, p. 285).

Ainsi le délire est un processus psychique s’apparentant à une tentative de cicatrisation (Rosolato, 1964, p. 303), de restauration du lien. Cette restauration du lien dans le délire vise à cicatriser la blessure psychique crée par le mécanisme de « Verwerfung ». Cela s’illustre d’ailleurs dans le fait que ce que dit le patient est toujours plus riche dans le délire, et que juste après le délire, généralement survient une phase de dépression narcissique intense qui nous donne le sentiment de nous heurter à cette « Verwerfung » : le patient se sent vide, dénué de représentation. Le délire réactive un lien tant affectivé (tout délire psychotique est toujours investi d’une charge affective colossale) que signifiant (il s’agit dans le délire de donner du sens aux expériences vécues). Sur le plan rythmique, il est d’ailleurs particulièrement intéressant de voir que le délire psychotique s’organise autour d’une rythmicité propre, avec des répétitions, des refrains, des leitmotive. Le délire semble voué à restaurer la rythmicité qui a dû faire défaut dans le développement du psychisme ; il tente de cicatriser les différentes expériences agonistiques afin de redonner du lien, du sens, de l’affectivité (et non plus de la seule angoisse, qui est un affect bien spécifique, non assimilable aux autres affects, puisqu’elle marque l’absence de l’objet, contrairement à la peur par exemple). Cette répétition peut s’apparenter à la compulsion de répétition, dont parle SFreud dans Au-delà du principe de plaisir. Toute répétition manifeste en effet une régression, car la régression n’a de sens que par rapport à une fixation antérieure. La décharge de la répétition tente de faire le vide dans l’appareil psychique : la compulsion de répétition annihile ainsi la temporalité sociale. Green (2000) va jusqu’à parler de « mémoire amnésique », d’une mémoire de la répétition au lieu de la remémoration, de la reproduction au lieu de la représentation. On répèterait pour ne pas se souvenir. Le temps du délire est donc un temps circulaire et non unidimensionnel, contrairement à certaines expériences chaotiques et catastrophiques de crise dans la psychose (cf. IV.1.3. supra). Par le délire se réinstaure une tentative de continuité d’exister (Winnicott).

Dès lors, le délire, parce qu’il tenterait de restaurer du lien entre des représentations mues par des affects, ferait œuvre de cicatrisation. En amont du délire, dans l’hallucination, serait déjà présente cette tentative de guérison, ainsi que le rappelle Bion (1959). Dans la rupture traumatique, le sujet a désinvesti son psychisme de l’expérience au point soit de n’en avoir aucune représentation ni aucun affect (et il n’y aurait pas, comme dans la névrose, refoulement, mais simples traces mnésiques). Au mieux trouvera-t-on des traces mnésiques non symbolisées, comme dans le cas de Veniamin. En l’absence de symbolisation de l’expérience, les traces mnésiques restent déliées, non affectivées, non représentables, sans rythmicité. Le souvenir halluciné est une façon de donner une représentation affectivée à une absence, tandis que le délire est une façon de donner du rythme, donc du lien à des souvenirs hallucinés. Mais le délire semble toujours échouer dans cette cicatrisation, qui aurait sinon abouti à la mise en intrigue historique du soi, et quand bien même le délire dit quelque chose de ce soi.

Somme toute, dans le cas des psychotiques, le délire permettrait d’éviter les carences massives du souvenir à l’aide d’une recréation d’autres souvenirs, au travers des états délirants. Alors que les souvenirs interprétés et les souvenirs hallucinés restent circonscrits ponctuellement à l’événement, le délire raconte pour sa part une forme d’histoire, de façon à restaurer un lien identitaire. Des traumatismes, il ne reste souvent que des traces mnésiques, et des symptômes. Dès lors le délire substitue à la carence autobiographique une autre histoire, créée par le sujet à partir de traces mnésiques d’événements vécus mis en lien. Mais cette histoire est une histoire qui relève de la temporalité mythique, et non de l’historicité propre traversée par la temporalité sociale.

Ainsi, le délire pourrait être conçu comme une tentative de re-stabilisation du processus de narration autobiographique en tentant de renouer des liens avec les événements mnésiques, avec pour cela la nécessité d'en inventer d'autres (par la voie de l’hallucination par exemple). Le délire crée donc une forme d’autohistoricité, une continuité identitaire.

Dès lors, que faut-il pour se souvenir, et que manque-t-il à la psychose ? Avec l’expérience de Veniamin que retrace Luria, nous avons en premier lieu l’impression qu’il s’agit de souvenirs, mais non de « se souvenir ». L’auto-réflexivité du verbe « se souvenir » illustre qu’il s’agit d’un travail psychique, d’un travail de mémoire. Chez Veniamin en revanche, il n’y a pas de travail : les choses sont conservées à l’état brut, originel, et n’ont pas été traversées par une subjectivité tissante de liens.

En guise de transition…

Dans la psychose, le temps vécu est placé sous le signe de la rupture, de la crise et de la non intégration psychique de l’événement, ce qui détermine une fermeture d’horizon vécu, et rend possible l’existence de projets mortifères.

Nous avons vu comment le temps vécu pouvait être déterminé par les topiques et les stades, mais aussi le Surmoi archaïque dont parle Klein. Nous en avons déduit qu’il n’y a pas d’inconscient psychotique, mais que le délire psychotique révèle à ciel ouvert le fonctionnement inconscient.

Enfin, les difficultés mnésiques à l’œuvre dans la psychose entravent la constitution identitaire, mais le délire apparaît comme une tentative de cicatrisation mémorielle des impasses mnésiques ; il restaure donc un semblant de continuité garante d’une identité narrative. C’est d’ailleurs cette question de l’identité que nous allons aborder désormais.