V.1. Les fondements de l’identité

« L’analyse de l’historialité du Dasein s’attache à montrer que cet étant n’est pas « temporel » parce qu’il « se tient dans l’histoire  », mais, inversement, qu’il n’existe et ne peux exister historialement que parce qu’il est, du fond de son être, temporel » (Heidegger, 1927, p. 441). L’historicité inhérente à l’être-là suppose donc un fond temporel dont Heidegger précise que c’est au sens de « être « dans le temps » », de même que les événements. Ce substrat temporel est ce qui fonde l’identité, si l’on se réfère à la définition que fait Ricoeur des deux identités. L’identité est à entendre comme un sentiment de subjectivité et une saisie de soi préréflexive (« ipséité ») tout d’abord.

Ricœur distingue une identité substantielle, structurale, immuable dans le temps écoulé, « l'identité-idem » ou « identité à travers le temps », à une identité mémorielle qui oblige le sujet à tenir ses promesses malgré ses changements d'intérêts, « l’identité-ipse » ou « identité malgré le temps ». L'identité répond à la question qui sommes-nous, et se composerait ainsi de la dialectique des deux extrêmes, « illustrés par le caractère qui marque la permanence de l'idem et par la promesse qui illustre le maintien de l'ipse » (Ricœur, 1990). Or, la psychose semble mal assurée dans l’identité mémorielle (cf. IV.4 supra) car elle est mal assurée dans l’identité ipse (cf. V.2 infra). L’identité humaine n’est accomplie que dans sa dimension narrative, au travers des aléas d’une histoire.

La notion d’ipséité est due à Heidegger, puis à Ricoeur. L’être humain existe comme Dasein, existant, par un être non substantiel mais relationnel. Plus qu’un sujet caractérisé par une substance Moi, il s’agit d’une notion réflexive de soi (Selbst, SZ, § 25). Tout être humain est jeté dans l’existence sans l’avoir choisi (Geworfenheit), et il a à se construire une identité. Il se tient constamment dans l’entre-deux de la naissance et de la mort, dans une mobilité spécifique de l’existant, qu’Heidegger nomme l’advenir (Geschehen) de l’existant, c’est-à-dire ce qui constitue son historicité (Geschichlichkeit) propre. En tant qu’advenir, l’être de l’existant est d’emblée constitué comme extension temporelle et non pas conçu comme un soi statique dont la relation avec le temps demeurerait problématique. Dès lors, l’ipséité (identité ipse de Ricoeur) consiste en une saisie réflexive qui unifie la dispersion du Dasein dans les circonstances et les occasions. Sortir de la dispersion, c’est s’inventer après-coup un principe d’unification. Cette unification est seule garante d’une autonomie. Dans le cas contraire, le sujet est un « cogito intérieurement brisé » (Ricoeur, 1992, p. 17). Ainsi, l’identité n’est jamais immédiate pour un sujet qui dit Je, mais elle se présente, en ce qui concerne l’ipséité, par un accès indirect à soi par la seule médiation de la réflexion. La dialectique ipséité (identité ipse)/mêmeté (identité idem) interagit avec l’alterité constitutive du soi. Le sujet doit composer de manière interne avec l’autre que soi, notamment au travers du récit (son identité narrative et celle de l’autre).

Mais Ricoeur suppose que l’identité n’est accomplie que lorsqu’elle devient narrative : selon Ricoeur (1990, p. 17), « […] le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle » (la narration étant la part du récit qui relate actions et événements, et peut être complétée par la description). C’est cette expérience narrative que Ricoeur nomme « mise en intrigue » d’un parcours biographique, faculté qu’a le sujet de se raconter, de s’autoréférencer dans un discours qui s’inscrit lui-même dans un ensemble culturel et collectif. Cette identité narrative est une « connexion entre événements que constitue la mise en intrigue, qui permet d’intégrer à la permanence dans le temps ce qui paraît en être le contraire sous le régime de l’identité-mêmeté, à savoir la diversité, la variabilité, la discontinuité, l’instabilité » (Op.cit., p. 167-168). Dès lors, dans son récit sur lui-même, l’individu sent ce passé faire sens pour lui et être en continuité avec son actualité. Il est évident que l’identité narrative se fonde sur la dialectique entre l’identité idem et l’identité ipse : « Toute approche de la subjectivité humaine se doit de considérer la dialectique […] paradoxale, de la mêmeté et de l'ipséité. Cette dialectique ne se conçoit chez Ricœur que dans la perspective d'une identité narrative. Pour intégrer le temps dans les processus d'identification [il] propose d'intégrer l'histoire . C'est le récit […] l'unité d'une intrigue, qui permet la constitution de l'identité comme phénomène temporel » (Naudin, Azorin, 1998). C’est pour résoudre ce paradoxe que Ricœur propose de relier le temps et la subjectivité à travers la mise en intrigue, l'historicisation. Or, toujours selon Ricœur « l'identité narrative, constitutive de l'ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d'une vie. Le sujet apparaît alors constitué à la fois comme lecteur et scripteur de sa propre vie » (Ricœur, 1985).

L’acte de narration est en effet l’acte par lequel nous prenons connaissance du passé. La mise en intrigue (Ricoeur, 1985) a pour effet d’intégrer à l’unité concordante d’une histoire la discordance des événements. L’événement est en effet source de discordance en tant qu’il surgit de manière inopinée. Il trouve une source de concordance dans la mesure où toute narration procède par ruptures, qui font avancer l’histoire. Par la mise en intrigue, une inversion de la contingence en nécessité qui procède de cet acte configurant qu’est l’acte narratif (Ricoeur, 1996, p. 169).

Pour Ricoeur, il existe deux manières de se rapporter au temps. La première est la permanence de style chosique d’un ensemble d’habitus (caractère, côté prévisible de la personnalité) ; la seconde est une permanence de style existential et éthique (maintien du soi, de l’ipséité au sens authentique, qui suppose l’assomption de l’imprévisible. L’identité humaine est de nature narrative car la narration intègre ces deux dimensions. L’événement est ce qui arrive de manière contingente et appelle/exige la mise en intrigue. La configuration par le récit permet d’intégrer les discordances dans l’unité d’une histoire. C’est parce qu’il arrive de l’imprévu qu’il se révèle nécessaire après coup de le configurer sur un mode narratif. L’événement s’offre comme condition de possibilité et d’impossibilité du récit, ce qui à la fois le requiert et le menace fondamentalement.