V.2. Les troubles de l’ipséité dans la psychose

Sur un plan psychopathologique, dans la mesure où l’identité humaine est le résultat d’une conquête, et non pas une donnée de départ, l’identité narrative est constamment menacée de dislocation, parce que l’ipséité est gravement menacée. La crise constitutive de l’identité dans la psychose ne constitue que la forme la plus aiguë de cette menace. C’est aussi pourquoi la psychose est sans cesse confrontée à la question de la cohérence et du sens de la vie. La mémoire à soi y est défaillante. Ainsi, pour le psychotique, il s’agit moins de restaurer l’inaltérabilité statique d’un Moi contre la menace que fait peser sur lui une double sorte d’altérité, celle d’autrui et celle de la temporalité que de s’ouvrir dynamiquement à l’une et à l’autre.

Dans la mesure où cette crise identitaire existe, il ne peut y avoir d’ouverture à la contingence, à l’événement en tant que perturbateur de la saisie réflexive de soi. Comme le souligne Heidegger, il n’y a de maintien de soi que dans l’acceptation de sa propre vulnérabilité, dans l’assomption d’une ouverture du Dasein, de l’existant, aux coups du sort, au destin, à la contingence de l’événement (Heidegger, 1927, § 74). Ainsi, il ne peut y avoir de récit, c’est-à-dire configuration narrative, si l’on demeure sous le coup de l’événement contingent (exemple de la névrose traumatique), puisque la narration a pour impact d’effectuer cette synthèse de l’hétérogène par laquelle le sujet parvient à se reconnaître dans ce qui lui arrive de manière imprévisible. L’ipséité étant défaillante, il n’y a par exemple pas de possibilité de configuration narrative dan la mélancolie : le sujet opère un repli statégique dans une identité de type substantielle, devant l’insoutenable menace que représente pour lui l’imprévisilibiité de l’avenir. Dans la plainte mélancolique, la contingence est conjurée, jusque dans le suicide. Le sujet est alors dans l’impossibilité narrative de rendre compte de l’événement, car l’ipséité n’est plus ouverture et capacité d’accueil. Dans l’histoire, le sujet est au datif, car c’est l’identité de l’histoire qui fait en fin de compte celle de celui qui la vit. Alors que dans la plainte mélancolique, le sujet est au nominatif d’une identité égoïque. L’accès à l’ipséité authentique se voit donc empêchée dans la mélancolie (comme dans la névrose traumatique).

Du côté de la schizophrénie, on peut également constater l’incapacité de transformation du sujet égoïque en capacité d’accueil de l’imprévisible. C’est notamment ce qu’indique Blankenburg, lorsqu’il évoque la « perte de l’évidence naturelle ». Ce qui est perdu, c’est le sol rassurant de la quotidienneté (Selbstverständlichkeit), ce que Heidegger nomme l’ipséité inauthentique du « On ». Le patient schizophrène se voit dans l’impossibilité de s’inventer un principe d’unification ou de trouver refuge dans l’identification à un rôle social. Alors que le mélancolique est capable de réifier l’événement, le schizophrène est exposé sans défense au choc de l’événement et à l’épouvante qui l’accompagne. L’ipséité est devenue incapable de prendre en charge sa propre facticité, vouée du même coup à cette retombée de l’existence au niveau de la pure chose (comme par exemple dans la catatonie). « Atteint dans sa temporalité et dans son procès de temporalisation, c’est-à-dire dans le mouvement même de constitution de temporalité, le sujet est aboli en tant que devenir existentiel, ancré dans la réalité ambiante » (Chamond, 1999, p. 324). Chamond prend l’exemple d’un patient, qui nous paraît illustrer cette défaillance de l’ipséité dans la psychose : « Pour Paul, notre patient , « sa vie est un film ». Il la regarde défiler en spectateur perplexe, à peine attentif : il ne la sent pas lui appartenir en propre et ne la comprend pas. Elle se donne à lui sous la forme d’un défilé d’images, qu’il appelle « les diapositives », exprimant ainsi leur rythme saccadé et quasi mécanique.

Je suis ici avec vous dans ce bureau, me dit-il, mais en même temps , « je suis quand j’étais petit », à X., avec mes parents. Mais tout cela se mélange et je ne peux même pas être ici avec vous.

Son maintenant n’est pas le présent d’une présence. « Les diapositives » de son enfance, juxtaposées à l’actuel, le brouillent sans parvenir à s’insérer dans le continuum en devenir qui serait son histoire , configurée et appropriée. […] Son champ de présence ne réalise pas cet ancrage – ancrage au demeurant oscillant, traversé par l’arrivée du temps dans le procès de temporalisation – à partir duquel pourraient se déployer les extases temporelles » (Op.cit., p. 326-327). Cet ancrage manifeste une incapacité à la saisie réflexive de soi, qui pourrait alors constituer une base ontologique à la constitution d’une historicité, laquelle permettrait l’élaboration d’une identité narrative.

Ainsi, l’identité comme saisie pré-réflexive (identité ipse ou ipséité) suppose un vécu de continuité, qui n’est pas sans laisser penser à la définition que donne Bergson de la durée : « c'est une mémoire intérieure au changement lui-même, mémoire qui prolonge l'avant dans l'après et les empêche d'être de purs instantanés apparaissant et disparaissant dans un présent qui renaît sans cesse. [Il faudrait ne retenir] que la continuation de ce qui précède dans ce qui suit et la transition ininterrompue […] pour retrouver enfin le temps fondamental. Telle est la durée immédiatement perçue, sans laquelle nous n'aurions aucune idée du temps » (Bergson, 1968). Pour Bergson, « il n'est pas douteux que le temps ne se confonde avec la continuité de notre vie intérieure » (Ibid.). Alors que l’identité-mêmeté est sous le signe de « la diversité, la variabilité, la discontinuité, l’instabilité », l’identité ipse fonde un sentiment d’appartenance dans le temps, seule garante de l’élaboration ultérieure d’une appréhension de soi dans une synthèse autobiographique. Dans le cas contraire, le passé ne fera pas sens pour la personne et ne sera pas vécu dans une continuité avec son actualité. L’altération du lien identitaire indique une désorganisation psychique, que l’on retrouve de façon cruciale dans la psychose. Cette désorganisation peut s’apparenter à ce que nous avons étudié concernant l’appréhension temporelle dans l’expérience affective du bébé, « expérience temporelle où les changements qui se déroulent dans le présent créent l'expérience » (Stern, 1995). Ces « changements analogiques, millième de seconde par millième de seconde en temps réel, dans l'intensité, le rythme ou la forme de la stimulation [composent des] contours temporels » (Stern, 2003). La combinaison de ces « contours temporels » forme alors une unité, une « trame temporelle d'éprouver » qui définit un schéma narratif que Stern nomme « enveloppe protonarrative », puis « prénarrative », pouvant donner lieu ensuite, par l’avènement du langage, à une identité narrative.

Dans la psychose, l’ipséité fait donc défaut. Faugeras signale à partir de sa clinique, que les dessins des patients psychotiques sont souvent sans visage, illustrant la difficulté de la saisie de soi. Comme nous l’avons indiqué en III, 6, le psychotique souffre d’avoir été spolié d’une image de soi et de la possibilité de la construire. Dans la psychose, il y a une impossibilité d’investir des projets identificatoires. De fait, Aulagnier, à la suite de Lacan, pense le rapport identitaire de Je au temps, à l’autre et au signifiant. Le sujet se heurte au compromis identificatoire ; il est structuré par les catégories de l’originaire et du pictogramme ; enfin, l’avènement de son histoire se fait sous l’angle d’une temporalité dont il ne saurait s’abstraire et qu’il intègre à soi, dans une dimension à la fois subjective et interrelationnelle avec l’autre. Les délires sont des moments de non-Je où le psychotique dit : « Je ne suis pas ce Je que vous voyez, je ne suis pas ce Je que vous pouvez enfermer, exclure, interner, je suis un identifiant auquel on a imposé un identifié qui n’est pas son œuvre ». réf Dès lors se pose la question d’une relation du sujet avec le savoir et la signification. La réalité que le psychotique transforme n’est pas la réalité extérieure mais celle qui est déposée dans les traces mnésiques, soit une représentation de la réalité. L’aporie de la psychose concerne donc la pensée, et la relation du discours au savoir. Le statut des modalités de pensée propres à la psychose implique la relation au langage et à la représentation.

En définitive, c’est la dimension temporelle, projetée à la fois sur le passé de la mémoire (autohistorisation) et sur le futur (projet identificatoire) qui est le véritable fondement de la capacité pour le Je de répondre en son nom propre aux questions d’identité. L’aliénation est somme toute l’alternative à la psychose, vis-à-vis du conflit entre identifiant et identifié. Parler du Je implique de l’inclure dans une temporalité (et non pas dans l’atemporalité du signifiant chez Lacan, ni dans le Moi freudien organisé en instance). Le Je doit gérer « l’irruption dans la psyché de la catégorie de la temporalité et par là le concept de différence dans ce qu’il a de plus difficile à assumer : la différence de soi à soi. » Ou encore comme l'écrit Tatossian : « C'est sans doute la séparation de l'être humain d'avec sa temporalité propre qui l'affecte le plus radicalement. […] [L]'identité humaine est fondamentalement narrative et séparée de son temps propre, l'homme ne peut plus se raconter ni aux autres ni à soi-même et [est] incapable de se constituer une biographie, il déchoit à une simple chronologie. » (Tatossian, 1993).