V.3.1. La durée aux racines de la narration

Le délire psychotique se présente comme un récit indirect de soi. Tout récit suppose de s’inscrire dans la durée, au sens bergsonien : « Or, je crois bien que notre vie intérieure tout entière est quelque chose comme une phrase unique entamée dès le premier éveil de la conscience , phrase semée de virgules, mais nulle part coupée par des points. Et je crois par conséquent aussi que notre passé tout entier est là, subconscient » (1919). Resnik a montré combien le langage nécessitait l’apprentissage de la perte : « Tout discours se déploie dans le temps comme un devenir qui suit un itinéraire aventureux entre présence et absence, suivant un rythme cadencé dont les pauses (petites morts, pauses linéaires) et les instants (pauses ponctuelles) contribuent à donner vie et structure au logos. Par petite mort , je veux dire que toute séparation entre les idées est de fait une expérience de deuil . Le langage, pensé ou articulé, est un ensemble d’actes de sevrage. Klein avance que l’acte cognitif, la capacité de penser et d’exprimer se structure et s’organise à partir de l’élaboration du deuil, ce qui est caractéristique de la position dépressive » (Resnik, 1994, p. 16). Dans le récit, la durée, si elle est donc comme une phrase, nécessite l’apprentissage tant du sentiment de continuité que celui de l’absence et de la perte. Car la durée n’est pas une expérience de la répétition (contrairement à la temporalité mythique), mais celle d’un flux au sens héraclitéen (on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve), et c’est aussi sans doute pour mieux la signifier en tant qu’expérience temporelle que la phrase proustienne s’étire en longueur. Ainsi, le langage nécessite l’apprentissage de la perte, de la séparation sécure. Mais nous pourrions préciser que les pauses et les ruptures de rythmes caractérisent peut-être davantage le langage prosaïque et non pas le langage poétique (que l’on retrouve par exemple dans le mythe et qui se caractérise par une circularité rythmique dans des refrains et des leitmotive apparentés à des litanies). La durée est donc une forme de permanence, mais une permanence qui implique non pas de la répétition, mais une forme invariable de la perte.

Lorsque la durée est vécue sur le mode fragmenté, comme c’est le cas dans la psychose, cela provoque une altération de cette identité narrative entrave toute synthèse autobiographique de soi, signe d’une désorganisation psychique. La « mise en intrigue » selon Ricoeur, qui permet l’instauration de l’identité narrative et de l’autohistorisation, est mise à mal dans la psychose, notamment en ce que la succession temporelle des événements y est sérieusement perturbée. Or l’identité narrative est également défaillante dans la psychose (notamment en ce que la succession temporelle des événements y est sérieusement perturbée), ce qui nous conduit à penser l’expérience temporelle de la psychose au travers des récits des patients, et de la possibilité de cette « mise en intrigue », qui s’illustre dans l’autohistorisation.