V.3.2. L’hyperdatation

Dans le cadre de nos recherches, il est apparu que cette mise en intrigue, souvent décousue, était régie par une série de phénomènes tels que les marqueurs temporels, la rythmicité du discours etc. La narration délirante présenterait des mécanismes d’ordre temporel, et qui, selon notre hypothèse, auraient une fonction défensive. L’un de ces mécanismes que nous souhaiterions développer ici est ce que nous avons appelé « l’hyperdatation » (Bilheran, Barthélémy, 2007), en fabriquant un néologisme à partir du grec ancien (de datéomai-oûmai : diviser [le temps] en portions ; avec le préfixe  huper : plus que, au-dessus de). En résumé, l’hyperdatation serait un procédé consistant à dater à outrance des événements de vie : la narration deviendrait alors moins une narration de contenu qu’une narration essentiellement constituée par ces repères temporels que sont les dates. Ce phénomène, à l’œuvre chez certains patients, semble mériter considération. Son retour récurrent nous a conduit à poser la question suivante : quelle pourrait être la fonction de l’hyperdatation dans l’économie psychique des certains patients psychotiques ? Nous postulons que l’hyperdatation qui se rencontre chez certains patients psychotiques serait l’expression de processus psychiques, dont l’éventuelle fonction défensive est à interroger. Pour tenter de conforter ou d’infirmer cette hypothèse, nous proposons une exploration d’un cas clinique de patient psychotique, choisi sur la base du repérage de l’hyperdatation.

De fait toute mise à intrigue est temporelle,  témoignant ainsi du vécu temporel psychique de la personne qui raconte cette narration autobiographique : il s’agit d’une « imitation créatrice de l’expérience temporelle vive par le détour de l’intrigue » (Ricoeur, 1990). Cette temporalité se manifeste, entre autres, dans les dates qui ponctuent les événements, et qui permettent d’instaurer une chronologie qui offre un modèle de concordance (ou de cohérence, critère infaillible du bon agencement de l’action au sein de la narration, selon Aristote). Car la mise en intrigue ne saurait être qu’une collection de dates : il faut que ces dates soient signifiantes eu égard aux événements qu’elles ponctuent, mais également dans un rapport chronologique de succession entre elles.

Dans la psychose, très souvent, l’incohérence du délire entrave cet accès à la temporalisation, donc à la chronologie. Pouvoir dater un événement est le signe d’une insertion du psychisme dans une temporalité sociale (cette dernière représentant le « temps -mesure » selon Bergson, celui des horloges, linéaire et irréversible, qui régit et norme la vie en société). Or, comme nous l’avons vu, le vécu psychotique est davantage régi par une temporalité de type mythique (répétition, rythmicité, sacralité) que par la temporalité sociale. Il paraît donc logique que la spécificité du temps vécu dans la psychose influe également sur les modalités de la mise en intrigue, et notamment le procédé de datation comme structuration du récit. Or c’est précisément ce point qui fait défaut dans la psychose. De fait, soit la personne est proprement incapable de dater le moindre événement (donc d’instaurer un lien signifiant entre une date et un événement), soit elle peut le dater, mais sans parvenir à l’insérer dans une continuité chronologique (donc à créer un lien de succession entre les événements signifiants). Enfin, il peut arriver qu’elle sache dater le moindre événement, et qu’elle ponctue son récit par une datation à outrance. C’est ce dernier point que nous avons appelé « l’hyperdatation ».