c) Fonction défensive et échec de la mise en intrigue

Il semblerait que l’hyperdatation permette d’éviter l’intense charge traumatique liée au contenu événementiel (ainsi, l’arrêt de son travail, dans lequel Mélusine s’investit beaucoup, et qui représente selon elle les valeurs du service public auxquelles elle croit), pour déplacer la charge affective sur la datation en elle-même.

Á l’hyperdatation fait écho le jeu sur les mots, comme dans l’évocation du décès de sa grand-mère, dans une tentative de maîtrise du temps comme on peut maîtriser le langage ou l’espace à l’aide d’une création omnipotente (Mélusine pense ainsi maîtriser le mouvement des voitures à distance). Mélusine joue beaucoup, par exemple avec les mots : « Je suis écrivain, j’écris des contes pour enfants, comme Mélusine. Voilà pour le côté fée. Pas féodal. », et avec les couleurs : turquoise (« couleur de l’apaisement, de l’équilibre, du romantisme »), vert (« couleur de l’espérance »), noir couleur insupportable du deuil… On peut émettre l’hypothèse d’un jeu équivalent sur les dates, dans une omnipotence maniaque. Cette tentative de maîtrise peut se retrouver également dans le fait que Mélusine possède toujours avec elle dans son sac un immense calendrier, sur lequel elle surligne au fluo la moindre date importante, le moindre rendez-vous.

L’hyperdatation est alors le signe d’un dysfonctionnement manifeste dans l’appréhension temporelle, une tentative avortée de créer un lien d’historicité. De même que le repérage spatial avec les couleurs, le repérage temporel avec les chiffres que sont les dates est illusoire. De fait, Mélusine se perd tout autant spatialement (errance) que temporellement (oubli des jours…). Sa perception du temps semble se décrire en ses propres termes : pour Mélusine, chaque caillou du sol granulé de l’hôpital représente un jour. Or cette mosaïque est décousue, floue, sans trajectoire temporelle linéaire. De même, une série de dates cumulées n’assure ni un lien temporel, ni une temporalisation nécessaire à une « mise en intrigue ». L’hyperdatation manifeste ici ce que Tatossian avait déjà indiqué au sujet du vécu temporel du maniaque : « Le maniaque vit dans une chaîne de présences isolées d’un instant à l’autre. L’éclatement de sa biographie, qui se réduit à un présent détaché du passé et de l’avenir, le déracine aussi profondément que le mélancolique » (Tatossian, 1979).

Dès lors, si le temps maniaque, qui se manifeste notamment dans l’hyperdatation, a l’allure d’une « fuite des idées » selon Binswanger (1960) et d’une accélération du tempo de la temporalisation, en réalité il est un temps figé, glacé, à l’image du temps dans la psychose (Racamier, 1980 ; Resnik, 1994). La temporalisation en état maniaque est à envisager comme une série discontinue de dates, sans lien les unes aux autres. C’est pourquoi, si Binswanger parle au sujet de la manie d’« altération de l’expérience temporelle » (1960), Tatossian insiste pour sa part sur la similitude entre la temporalisation maniaque et la temporalisation mélancolique, contre toute apparence : l’être maniaque « est fête, fête de la Présence, fête hors du temps et de l’espace sérieux de la vie proprement personnelle. Mais, comme dans toute fête, la mort se cache sous l’exaltation de la vie, et ici l’être-au-monde mélancolique sous l’être-au-monde maniaque » (Tatossian, 1979).

En somme, l’hyperdatation serait l’expression de processus psychiques défensifs permettant de mettre à distance le contenu traumatique lié à l’événement. Ce faisant, il s’agit d’un procédé de mise à distance de la charge affective de l’événement, en la faisant glisser sur une date, moins évocatrice de traumas. En revanche, si l’élaboration psychique requise pour instaurer ce processus psychique ne peut se faire (par exemple par le vecteur de la symbolisation, Bilheran, 2005), alors la charge traumatique empêche l’accès à toute datation, ce qui entraîne une tension affective difficilement gérable pour le patient. Dans ce cas, l’absence d’élaboration de la charge traumatique entrave le processus psychique même de la datation, fût-ce avec des dates erronées. Ce processus semble varier en fonction de la singularité du patient.

L’origine de l’hyperdatation pourrait s’inscrire dans une carence en représentation. Les traces mnésiques liées à une charge traumatique laisseraient l’affect en attente d’une forme qu’il trouverait dans la date, ce qui laisse songer au modèle freudien de l’effroi, où Freud souligne l’impossible symbolisation de l’événement, et la cristallisation de la charge affective (Freud, 1919). La cristallisation de l’affect sur la date manifesterait ici l’impossibilité d’une liaison secondaire. Somme toute, l’hyperdatation serait l’expression d’une scission entre affect lié à l’événement daté, représentation de l’événement et date, d’une « déliaison » au sens de Green (1973 ; 1985).

Dans tous les cas, l’hyperdatation manifeste un échec dans l’appréhension de la temporalité sociale (telle que définie supra), et dans le processus de mise en intrigue dans un récit. Dans la schizophrénie, le temps semble brisé, figé dans la répétition traumatique, et l’hyperdatation dans le récit illustre cette brisure : les dates sont autant de ruptures du récit. Dans la manie, le temps est une des formes « de la discontinuité et du sautillement » (Fernandez-Zoïla, 1989), figé dans l’instantanéité et l’hyperdatation manifeste un besoin de maîtrise du flux temporel, qui ne peut qu’avorter, et qui traduit, derrière une apparence de chronologie, une temporalité figée sur le retour du même.

L’échec de la temporalisation dans la mise en intrigue, qu’illustre l’hyperdatation, explique pour partie les impasses auxquelles la psychose est confrontée s’agissant de l’identité narrative définie supra. L’absence de succession temporelle et de temporalisation des événements autrement que par une date qui les fige et leur ôte leur dimension affective ne peut que rendre problématique la saisie réflexive d’une identité au travers d’un récit biographique.

Ainsi, par-delà les divergences liées à la spécificité du processus dans l’économie psychique des patients psychotiques, il y aurait des similarités concernant l’hyperdatation dans la psychose : tentative avortée de restauration d’intrigue, impasses la fonction chronologique de la datation, mais aussi fixation de la temporalisation en un chiffre, illustrant la brisure ou l’instantanéité, dénué de tout flux temporel, donc de lien avec la « retention » (appréhension de ce qui vient juste de se produire) et la « protention » (intuition du futur immédiat) qui caractérise pourtant l’expérience du temps selon Husserl (1905).

Les limites de cette étude consistent dans l’identification de ce phénomène, qui semble plus rare dans la clinique que les phénomènes d’oubli ou d’absence de datation. En outre, sa signification reste à approfondir, car il semblerait que l’hyperdatation soit liée à un processus de gestion des affects, qui varie entre les différents types de psychose. Si notre pratique nous a orientés à penser ce phénomène chez les patients psychotiques, nous n’excluons pas en outre la possibilité de le rencontrer chez d’autres types de patients. Nous postulons pourtant que la fonction de l’hyperdatation dans la psychose serait en lien avec des processus psychiques essentiellement psychotiques. Il resterait donc à interroger de façon plus approfondie les raisons pour lesquelles un patientpsychotique « hyperdate », et notamment cette question de l’affect (et surtout de l’angoisse) vécu comme une menace. Notre hypothèse est que l’hyperdatation serait une tentative échouée de récupération de souvenirs et/ou une tentative de mise en forme des traces mnésiques brutes.

Ainsi, dans le cas de la psychose, ces « trous noirs » peuvent être massifs, et altèrer non seulement la qualité de ce lien identitaire mais son existence, et ce, surtout lorsqu’ils sont associés à des perturbations mnésiques fréquentes. Dès lors, des hypothèses ont pu être faites sur le morcellement du psychisme psychotique, à l’image de l’appréhension que le sujet psychotique a de son propre corps, qui est toujours en décomposition : sentiment de dégénérescence, morceaux de corps hallucinés (un doigt, une main…), ou tentatives d’automutilation. Quoi qu’il en soit, pour pallier ces carences, plusieurs voies peuvent aussi être empruntées afin de restaurer ce lien identitaire, à travers ce que nous avons appelé la « mémoire créatrice », comme nous l’examinerons ultérieurement (cf. V.3.4., infra).