V.3.3. L’hypermnésie

Nous avons développé (cf. IV, supra) les difficultés mnésiques dans la psychose. Nous avons défini la « mémoire déficiente » (mémoire qui manifeste des carences : phénomènes de sidération mnésique, d’oublis, ou autres types de carences) contre laquelle se mettent en place dans le récit des mécanismes à fonction défensive. Derrière l’hyperdatation, un autre type de mécanisme à fonction défensive peut se retrouver dans le phénomène de l’hypermnésie, qui consiste à équilibrer l’hypomnésie du contenu événementiel par une hypermnésie partielle du cadre événementiel. Il peut s’agir d’une amnésie sur l’événement lui-même, mais non sur sa datation qui semble demeurer intacte, ni sur les contours de l’événement. C’est le cadre de l’événement qui est investi d’une charge affective, et remplace le souvenir de l’événement. Cet hyperinvestissement du cadre et des pourtours permet de se protéger de l’évocation précise du souvenir.

Afin d’approfondir ce phénomène d’hypermnésie, en tant que manifestation d’une mémoire « déficiente » et fonction défensive contre la résurgence du souvenir, je me réfèrerai au cas célèbre d’Alexandre Luria, « Une prodigieuse mémoire » (1970). L’histoire se passe vers les années 20 du XXème siècle. Veniamin est reporter d’une trentaine d’années, dont la mémoire est « différente de celle du commun des mortels » (1970, p. 201). Car Veniamin a une mémoire prodigieuse : « […] Veniamin ne semblait pas éprouver le moindre embarras devant l’allongement de la liste et il m’avait fallu admettre que sa mémoire n’avait pas de limites précises. » (Op.cit., p. 203). L’oubli ainsi n’est pas seulement la marque d’une mémoire « déficiente », mais est aussi un mécanisme qui participe activement au bon fonctionnement de la mémoire, et est une fonction fondatrice de celle-ci, sans laquelle il n’y aurait tout au plus qu’un réservoir de souvenirs sans borne et sans principe organisateur. Veniamin semble surtout être une sorte d’ordinateur, de catalogue de souvenirs, de mémoire désaffectivée. Cette désaffectivation entraîne une absence de liens signifiants. En effet, la question de la mémoire est celle de la signification : pourquoi est-ce que je me rappelle tel événement, pourquoi ai-je « oublié » tel autre, qu’est-ce que cela signifie par rapport au sens que je donne à mon histoire, à la cohérence identitaire que je m’attribue ? Ce qui est d’ailleurs intéressant chez Veniamin, c’est que ses souvenirs sont dénués d’affect et n’ont pas la faculté d’élaborer un réseau de signifiants créateur de sens. Ils sont surtout « bruts », et n’ont pas été pris dans un travail psychique de symbolisation : « L’univers des réminiscences enfantines de Veniamin est infiniment plus riche que le nôtre […]. Sa mémoire n’est jamais devenue cet appareil à convertir en paroles chaque impression, comme c’est le cas pour le commun des hommes ; elle a conservé la faculté de résurgence spontanée des images, propre à la période initiale de formation de la conscience » (Op.cit., p. 245). Or, cette inscription psychique sous forme de traces brutes, est-ce de la mémoire si l’on définit la mémoire comme un travail psychique perpétuel, une dynamique, et non pas simplement une réserve de souvenirs ?

D’ailleurs, les seules choses que Veniamin peine à se rappeler, ce sont les visages et les textes. Á propos des visages : « Ils sont tellement inconstants, disait-il, ils varient selon la disposition d’esprit au moment de la rencontre  ; ils changent constamment de couleur, se brouillent, et il devient difficile de se les rappeler » (Op.cit., p. 237). Les visages sont difficiles à retenir, parce qu’ils sont changeants, c’est-à-dire parce qu’ils véhiculent des émotions, et activent d’ordinaire des affects face à ces émotions. Si des visages ne suscitent pas d’affects, malgré l’émotion qu’ils véhiculent, il convient de se demander dans quelle mesure ils peuvent demeurer en mémoire. Quant aux textes, ce qui semble difficile à retenir, c’est le langage en tant qu’il donne du sens. La mémoire de Veniamin est donc totalement défaite de symbolisation, ce qui implique qu’elle puisse très difficilement saisir et interpréter les métaphores. Les souvenirs de la prime enfance de Veniamin sont bruts, fragmentés et aux contours flous par synesthésie : « Il était évident qu’il n’existait pas chez Veniamin de frontière bien nette entre la vue et l’ouïe, entre l’ouïe et le toucher ou le goût. Ces vestiges de synesthésies, qui subsistent sous forme rudimentaire chez un certain nombre de personnes normales (et qui d’entre nous ignore que les sons aigus ou graves ont des colorations différentes, qu’il y a des tons « chauds » et « froids » ; que vendredi et lundi n’ont pas la même teinte), ces vestiges constituaient la principale caractéristique de la vie psychique de Veniamin. Ils se manifestèrent de très bonne heure et ne le quittèrent jamais […] ; ils constituaient la composante fondamentale de sa mémoire » (Op.cit., p. 212).

Ainsi ce que j’ai appelé la mémoire « déficiente » témoigne de carences mnésiques. Les mécanismes de défense ici décrits par l’« hyperdatation » et l’hypermnésie ne sont pas en eux-mêmes producteurs de sens, de nouveau. Ils témoignent ainsi de ces carences, contrairement à d’autres mécanismes producteurs de nouveau, et qui se retrouvent dans ce que j’ai appelé la mémoire « créatrice ».