V.3.4. La Mémoire créatrice

Alors que la personne est confrontée à ces carences massives de mémoire, à une sorte de psychisme morcelé, « à trous », la narration délirante fait œuvre de tentative de reconstruction psychique à travers l’interprétation ou l’hallucination de souvenirs.

V.3.4.1. Les souvenirs interprétés

La première dotation de sens face à une mémoire morcelée consiste en l’interprétation de souvenirs. Il peut aussi s’agir (mais pas nécessairement) des premiers signes d’un délire interprétatif qui organise (met en lien) ces souvenirs interprétés.

Un souvenir interprété consiste en un jugement avec dotation de sens chargée d’affectivité sur une représentation d’un moment passé. Ce souvenir interprété autorise souvent, pour la personne, une généralisation qui lui permet de combler les carences mémorielles du passé. Ainsi, notre patient Olivier, alors qu’il avait été hospitalisé car il avait été trouvé par les pompiers en errance dans la forêt, et qu’il ne se rappelait plus son identité ni son domicile ni l’origine de son errance, répond ainsi à la question que je lui posais :

Moi

- Quels sont les souvenirs que vous conservez de votre petite enfance ?

Olivier

- La mémoire c’est une cascade. Un événement rappelle un autre événement qui va rappeler un autre événement qui va rappeler un autre événement qui va rappeler un autre événement. Non je ne me souviens pas de tout. Je me rappelle des événements douloureux.

Parmi ces événements douloureux, il dit avoir la représentation d’une gifle que son père lui aurait donnée. Il poursuit ses propos, en incluant le phénomène de la gifle dans une tonalité mélancolique :

Olivier

- C’est comme Gulliver avec tous les petits : vous avez beau être costaud, être en pleine forme, vous avez toujours des gens qui vous écrasent. Et puis on se fait la guerre, c’est la sélection naturelle, il suffit de regarder les animaux. Nous sommes comme eux, nous marquons notre territoire avec nos phéromones, avec les traces qu’on laisse.

Á partir de ce qu’il estime être une expérience universelle, il interprète ce souvenir singulier de la gifle :

Olivier

- Il y a des coups que j’ai dû prendre gamin, mais je ne m’en souviens pas (c’est pas un mythe, le mythe de l’enfant battu, c’est une réalité). Seules des cicatrices me rappellent des souvenirs, je sais pourquoi je les ai. Ça me fait ça à chaque fois que je les vois, par exemple au menton, je me suis brisé la mâchoire. J’avais réparé la roue de mon VTT, mais j’ai oublié de la refixer.

Ce que l’on constate, c’est que même la pénurie des souvenirs qui ne seraient pas marqués à vif dans le corps par des cicatrices (comme celle occasionnée par la chute en VTT) est teintée d’affectivité. Olivier a le très net sentiment d’avoir été un « enfant battu », alors qu’il n’a qu’un seul souvenir de gifle, et il est conforté dans cette impression par sa vision du monde en termes d’agressivité et de rapports de force. Chaque souvenir restant est donc interprété à l’aune de cette humeur mélancolique. Cette humeur est d’ailleurs très communicative, puisqu’à chaque entretien avec Olivier, je me sens assez démunie face à sa souffrance, et je ne trouve pas grand-chose à opposer à son discours fondamentalement pessimiste sur les rapports humains. Un jour je tentais tout de même de lui dire que peut-être la vie réservait des joyeuses surprises, que l’on pouvait éprouver parfois de la gaieté, des moments passionnés et heureux. Il me renvoya là encore à la facticité du monde et finit par me persuader, activant sans doute par là une zone mélancolique en moi. Cette facticité (ou le « tout se vaut ») se retrouve également dans sa mémoire : selon lui tout le monde aurait été un enfant battu, « c’est pas un mythe, le mythe de l’enfant battu, c’est une réalité ». La tristesse se retrouve également dans la généralisation en toute certitude d’une gifle à l’enfant battu. Ce que Olivier semble revivre dans cette tristesse, cette interprétation du monde en termes de luttes à mort, d’absence de joie et d’absence de morale. Que décrit-il ? Le monde tel que Olivier le décrit n’est-il pas avant tout son monde intérieur ? Et d’où vient ce monde intérieur sinon de son propre parcours affectif au cours de son histoire ?

Par ailleurs, l’un des indices des souvenirs interprétés réside dans la fluctuation des interprétations en fonction du moment : il n’existe jamais une seule interprétation mais des interprétations multiples qui se succèdent, sur un même souvenir. Prenons l’exemple de Pascal (cf. III.2.4., et III.4.2., supra). De son enfance, il nous donne deux versions contradictoires, en fonction des jours mais qui ont un même fil conducteur : il aurait été élevé par sa marraine. D’après la première version, sa marraine serait « le gourou d’une secte catholique intégriste de niveau trois », et aurait tenté de lui « faire un lavage de cerveau » dès la prime enfance, « par des influences et de la manipulation ». Par exemple, elle lui aurait mis les mains sur le front pour l’envoûter. Mais, à d’autres moments, il dit que sa marraine est l’être qu’il a « de plus cher au monde », qu’elle est bien entendu croyante, mais avec modération, et qu’elle l’a « magistralement élevé, dans le sens du devoir ». Lorsqu’elle lui mettait les mains sur le front, c’était destiné à l’apaiser, et il en retrouvait « une sécurité intérieure ».

Dans ce cas, à quelques jours d’intervalle, le patient soutient deux interprétations radicalement différentes sur un même souvenir. Il s’agit donc un souvenir interprété. Or, le délire que le patient constitue est un délire d’influence, autour de la personne de sa marraine. La seule représentation, métaphorique, qui serait à disposition pour dire ce que le patient aurait vécu comme une manipulation psychique traumatisante serait donc celle de la secte. Ce qui est intéressant avec ce patient, ce sont les hésitations que non seulement moi mais encore d’autres membres de l’équipe de soins ont pu avoir sur la véracité du délire. Dès le début, je me suis demandée si, par-delà les difficultés affectives de ce patient, le contenu de ce qu’il racontait relevait vraiment du délire ou non. Il est apparu en effet que la famille appartenait à un mouvement religieux plutôt intégriste. La version idyllique de la marraine serait donc une façon de fuir le traumatisme, de l’éviter, à la manière du phénomène récurrent de « l’enfance heureuse ».

Effectivement, très souvent, les personnes atteintes de psychose évoquent « une enfance heureuse », avant de se rétracter. Ce double discours témoigne de l’interaction entre la représentation sociale de l’enfance et la représentation personnelle et honteuse que peut en avoir le sujet. Le souvenir interprété (l’enfance heureuse) permet alors de maintenir un ensemble cohérent autobiographique, là où la mémoire fait défaut en vertu de la charge traumatique des représentations (dans le refoulement) ou de l’incapacité à se représenter (probablement à cause de l’intensité traumatique en l’absence de lésion organique). Qui plus est, cet ensemble cohérent correspond aux attentes sociales implicites sur la vision de l’enfance et permet d’emprunter des souvenirs qui sont communs à la société qui idéalise cette enfance. Lionel, que nous avons déjà cité (cf. III.1.4., supra) se décrit alors comme un enfant turbulent, et qualifie sa mère de « rigide ».

Lionel

- Mon père est parti quand j’avais six ans et ma sœur trois ans. J’ai mis le feu à la maison à l’âge de cinq ans. Je m’étais amusé avec des allumettes. Le feu c’est un symbole double : assainissant, purificateur (comme les terres brûlées pour faire pousser les plantes), mais aussi les autodafés (brûler la culture, les livres). Là le feu c’est négatif, et en même temps, le feu protège des épidémies. C’est pour ça que je me brûle souvent. Mes parents ont divorcé car mon père trompait ma mère. Il se sentait coincé, car les gosses venaient de la mère, c’était les enfants de la femme qu’il n’aimait plus.

Lionel raconte ensuite qu’il a eu le sentiment d’être abandonné par son père, qui tenait un restaurant, ne savait que lui donner de l’argent, et non s’occuper de lui. Durant cet entretien, il est très triste, ému, et cette émotion est transmissible au point de me toucher également.

Or, lors d’un entretien ultérieur, une semaine après, alors que Lionel semble plus confus, il évoque une « enfance très heureuse », mais cette fois, il est plutôt froid, tenant un discours qu’il semble ne pas s’approprier, un discours plutôt convenu, pour revendiquer « une enfance normale ». Je visualise en lui plutôt un masque de protection contre toute émotion, et ressent chez lui une certaine froideur. Je lui demande alors s’il a des souvenirs particuliers, ou au contraire des trous de mémoire concernant son enfance. Il m’interroge : « à l’âge de cinq-six ans ? » Je lui réponds que ma question porte de façon plus générale sur son enfance. Il semble embarassé par ma question et me dit alors qu’il se souvient très peu de ses rapports avec ses parents, mais que « comme tous les enfants, [il a] beaucoup joué, eu des copains et des bons souvenirs » (qu’il reste incapable de mentionner).

Aulagnier décrit pour sa part un exemple similaire, avec un patient, Philippe, dont l’enfance aurait été selon lui « merveilleuse », avec un « bonheur merveilleux » (1984, p. 61). Or, il n’en garde aucun souvenir, sauf trois événements dont deux expériences de mort. Aulagnier indique à ce sujet (Op.cit., p. 67) : « On assiste à un mécanisme de déconnexion causale entre ce temps dont on a effacé de la mémoire l’histoire qu’on pourrait s’en raconter, pour ne laisser subsister qu’une version idéologique dont l’auteur anonyme est « l’opinion » » (opinion sur les bienfaits de l’éducation, le sacrifice des parents pour leurs enfants, le respect qu’on leur doit…).

Á l’aide de ces exemples, il apparaît clairement que l’hypothèse d’une enfance malheureuse est plus évidente que celle d’une enfance heureuse, car le patient évoque des récits avec des événements précis et singuliers dans le premier cas, alors que dans le second, il évoque des événements universels, qui véhiculent la représentation sociale et presque normative d’une nostalgie de l’enfance. De plus, l’émotion est très différente d’un entretien à l’autre. Celui où une enfance malheureuse est évoquée, est très chargé en affectivité, celui où il s’agirait d’une enfance heureuse est dénué de toute affectivité apparente. Dès lors, les souvenirs sont interprétés lorsque la personne ne sait plus les rattacher à un ensemble cohérent autobiographique. Face à des carences mémorielles massives, ou des amnésies, il s’agit, dans la psychose, de retrouver un sens pour garantir la survie d’un lien identitaire.

Un patient schizophrène d’une trentaine d’années, Marc, me raconta qu’un jour, alors qu’il était à table avec ses parents, il fut pris de l’inquiétante idée d’après laquelle la soupe que sa mère lui servait était emplie de poison, dans le dessein de le faire mourir. Dès lors, il ne put plus manger chez lui, et interpréta tous les faits et gestes de ses parents comme destinés à le persécuter, et à le faire mourir à son insu. Ce délire s’étendit aux autres personnes, et Marc ne pouvait marcher dans la rue sans y voir des intentions agressives et meurtrières à son égard : tout était signe d’hostilité à son encontre. Ce délire semble avoir marqué par de nombreuses idées de référence. Par exemple, si dans une voiture il y avait de la musique, Marc était persuadé qu’elle lui était destinée ; si une camionnette était mal garée, c’était contre lui etc. Lors de cet entretien, Marc est stabilisé. Mais auparavant, quand il n’était pas stabilisé, les entretiens étaient difficiles. Par exemple, après avoir mené quelques entretiens avec lui, j’assistais à un entretien mené par l’équipe médical, en présence des parents de Marc. Comme à mon habitude, je prenais des notes. Cette fois-ci, il me dit avoir l’impression d’être « au tribunal ». Je lui expliquai alors de vive voix que ces notes n’étaient pas dirigées contre lui, mais étaient destinées à mieux le comprendre, donc à l’aider. Cette simple phrase l’apaisa, mais je pense que, tout autant que le contenu de cette phrase, ma conviction qu’effectivement ces notes n’étaient pas destinées contre lui mais étaient destinées à le comprendre joua un rôle dans cet apaisement immédiat. Mais ce qui importe pour notre raisonnement, c’est qu’il semble s’agir ici d’un mécanisme interprétatif du délire. Les délires qui présentent ce mécanisme interprètent une situation actuelle ou passée pour lui donner une signification ou une symbolique qui permet à la personne de s’attribuer en propre cette situation, de la faire sienne, et de s’y donner un rôle. En somme, ce type de délire met en lien les souvenirs interprétatifs pour leur donner un sens global, historique. Il peut s’agir de délires de persécution.