V.3.4.2. Les souvenirs hallucinés

a) Définition

Un degré supérieur de défense contre la mémoire déficiente réside dans les souvenirs hallucinés. Ils ne sont pas en eux-mêmes du délire, mais des jalons pour un éventuel épisode délirant qui se définit par le caractère répétitif de ces souvenirs hallucinés.

Le souvenir halluciné est un souvenir créé par l’imagination du patient psychotique, fondé sur un substrat « réel ». L’hallucination peut se définir comme une représentation issue d’une expérience perceptive qui fonde une certitude chez le sujet de la réalité de cette représentation, alors qu’il n’a pas de stimulation sensorielle externe correspondant à cette même représentation. Dès lors, le souvenir halluciné consisterait en une hallucination conçue comme souvenir. Le souvenir halluciné se distingue du délire, dans la mesure où il demeure halluciné c’est-à-dire appréhendé comme perception (figuration), alors que le délire est une mise en pensée (introduction de liens signifiants entre des souvenirs hallucinés par exemple).

Ainsi, une patiente paranoïaque âgée de soixante-sept ans, Martine, est internée pour un épisode de décompensation. Enfermée chez elle, elle se sentait persécutée par le moindre bruit extérieur, avait coupé le fil de l’interphone et du téléphone et ne répondait même plus au facteur. Persuadée qu’elle allait être agressée si elle sortait faire des courses, elle ne sortait plus. Elle raconte que la vision d’un fil de couture noire devant sa porte lui indiqua qu’elle allait être cambriolée, que des voix intérieures la sommaient de se prostrer chez elle et qu’elle savait que l’on allait tenter de pénétrer de force dans son logement car il y avait des rayures sur la vitre (c’était selon elle, « une tentative d’effraction à l’aide d’un diamant » pour ouvrir sa fenêtre et pénétrer chez elle). Ce fut sa fille cadette, inquiète pour son état, qui demanda l’hospitalisation. Lors de l’entretien avec la mère et les deux filles, la patiente ainsi que sa fille aînée nièrent farouchement qu’il puisse s’agir d’un épisode délirant et d’un trouble psychologique grave. Martine, parlant de sa fille aînée (tout en lui serrant la main) et d’elle-même, poursuivit : « nous souffrons de l’incompréhension que nous rencontrons souvent chez les gens, de la réelle dangerosité du monde. Mais les liens qui nous unissent sont indestructibles ». Toutes deux racontent alors des moments forts de leur vie, excluant de cette commémoration la fille cadette. Ainsi, elles seraient donc allées ensemble, lors de l’enfance de la sœur aînée, au concert de Chantal Goya, et la fille aînée en aurait été émerveillée. Á cet instant, la fille cadette voulut préciser que c’était elle, et non sa sœur aînée, qui aurait assisté au concert, ce qui provoqua l’indignation de Martine, sur un ton ferme et méprisant : « tu délires, je t’assure que c’est avec Claire et non avec toi que j’y suis allée ». L’entretien fut particulièrement pénible. Cette sorte de fusion entre Martine et sa fille aînée me paraissait très malsaine, d’une dimension plutôt incestuelle (au sens de Racamier), et je compatissais avec la fille cadette, ce qu’elle dut sentir puisqu’elle demanda de me parler seule à seule après l’entretien. Elle tint alors à me préciser que c’était bien elle et non sa sœur aînée, qui avait assisté à ce concert, et que cela pouvait se vérifier dans les dates, puisque, lors de l’enfance de sa sœur aînée, Chantal Goya ne chantait pas encore (ce que j’ai pu vérifier par la suite !)… Dans ce cas-là, il y a un souvenir halluciné de la part de Martine et de sa fille aînée. L’événement n’a pas eu lieu, puisqu’en toute logique, il était impossible que la fille aînée ait pu assister à un concert d’une chanteuse qui ne chantait pas encore. En outre, ce souvenir est halluciné par la patiente en communion avec sa fille aînée. Ce souvenir vient ici probablement redonner du sens à cette fusion duelle dont la fille cadette semble d’emblée exclue. Seul cet unique souvenir semble ici exister entre elles pour dire l’ancienneté de leur affection fusionnelle. L’une d’entre elles deux, en l’occurrence la patiente, hallucine donc un souvenir à partir d’un événement qui a existé pour elle, avec l’une de ses filles, et le modifie pour en exclure celle-ci et y insérer son autre fille, laquelle hallucine ce même souvenir en même temps que sa mère.