Prenons un autre exemple, celui de Jeanine (cf. IV.3.3.2., supra). Au premier entretien, en phase délirante, elle raconte son enfance, qu’elle qualifie de « difficile », avec des maltraitances de la part de sa mère. Elle évoque qu’une personne n’a cessé de l’aider, à savoir Jean-Michel Jarre. Elle raconte que, lorsqu’elle était petite, elle vivait chez ses grands-parents, car sa mère l’avait abandonnée là. Or, selon elle, Jean-Michel Jarre était un voisin et il lui aurait appris à jouer du violon à l’âge de dix-huit mois ! Il lui aurait donné des cours de violon jusqu’à l’âge de cinq-six ans, âge auquel sa mère serait venue la chercher. Elle relate qu’à ce moment précis, elle se serait alors cachée derrière Jean-Michel Jarre, pour se protéger de cette mère dont elle avait peur. En soi, ces souvenirs témoignent d’une réalité impossible, dans la mesure où la patiente elle-même est plus âgée que Jean-Michel Jarre ! Là encore, le souvenir halluciné remplit la fonction de combler le vide mémoriel de cette patiente qui ne se souvient que d’une enfance malheureuse, sans événements précis. Le souvenir halluciné crée du lien avec les autres souvenirs, pour instaurer une auto-historicité (et lorsque plusieurs souvenirs hallucinés sont liés entre eux, on a tout simplement la création d’un délire). Lors de l’entretien en phase stabilisée, dont j’ai parlé au sujet des oublis et du vécu de nostalgie, Jeanine reviendra sur ses propos délirants en réponse à ma question :
Moi
- Et Jean-Michel Jarre ?
Jeanine
- Je sais pas le situer. Je sais pas si j’ai inventé, si c’est un individu qui a passé, si c’est une présence que j’ai espérée pour me faire faire de la musique. J’ai eu des chefs d’orchestre assez forts, peut-être est-ce que c’est un de ceux-là que j’ai idéalisé.
Moi
- Et petite ? Vous disiez que Jean-Michel Jarre vous avait protégée contre votre mère ?
Jeanine
- C’est peut-être quelqu’un que j’ai espéré petite pour m’en sortir. Je pense que c’est pas la peine de remuer sans cesse [le passé]. Je cherche pas. Là, je ne sais pas. Il y a trois ans, j’avais des faits précis. Là, pas de faits très nets, une dépression et pas de souvenirs, aucun souvenir.
Dans ce cas, le souvenir halluciné correspond à la création d’un individu protecteur pour des années terribles où la patiente avait sans doute pour seul recours psychique contre le délire ou le désespoir celui de s’imaginer une représentation protectrice permettant du même coup d’accepter une réalité tragique. Le souvenir halluciné revêt donc bien une fonction de dotation de sens, ainsi que de constitution autobiographique sur des pans de mémoire demeurés vides, inertes, sur des traumatismes qui mettent en danger le sentiment identitaire de la personne.
Cette création de « faux souvenirs », est parfois inquiétante pour l’auditeur qui se demande ce qui, parmi ces rappels mnésiques, a existé ou non, et surtout que croire, lorsque la même personne soutient une chose un jour et son contraire le lendemain, et ne se souvient plus qu’elle vous a soutenu le contraire la veille. En réalité, cette interrogation de l’auditeur n’est qu’une projection de ses propres peurs, car la création de souvenirs se comprend par la dotation de sens et la dimension autobiographique que la personne se constitue pour elle-même à travers sa mémoire, une mémoire toujours évolutive, une mémoire « vivante », ainsi que le disait Mélusine. Dans le soin, ce qui compte davantage, est ce que ces souvenirs signifient affectivement pour la personne (il est même à se demander si la « vérité » pourrait avoir une dimension autre que subjective dans l’appréhension autobiographique de chacun).
Revenons à Lionel, le patient schizophrène et toxicomane déjà cité. Lors d’un entretien, ce patient m’évoque la perte systématique de sa chaîne en argent lorsqu’il prend sa douche. Il l’enlève et la pose sur le rebord du lavabo, avant de l’oublier et de se la faire voler. Cela lui serait arrivé trois fois dans l’année. Au cours de l’entretien suivant, je mentionne cette évocation qu’il m’avait faite deux jours auparavant. Á ma grande surprise, Lionel nie totalement avoir émis de tels propos. Il n’aurait jamais ôté sa chaîne en argent sous la douche, tout simplement parce qu’il n’aurait jamais possédé de chaîne en argent. Il me dit que je dois confondre avec un autre patient. Or, j’ai pour habitude de noter les entretiens en présence du patient. Ce n’est donc ma mémoire qui m’a ici trahie, mais la sienne. Ce même patient, lors du second entretien, me parle d’un rêve qu’il dit avoir fait à l’âge de un an. Il me dit que ses oublis sont en lien avec les rêves, lesquels remplaceraient les souvenirs. Il me décrit ainsi ce rêve à l’âge de un an :
Lionel
- Je tombais du neuvième étage, dans mes langes, avec une ceinture plastique autour du ventre, jusqu’à la chute. Avec la peur de me « crasher » en bas. Ce rêve, je l’ai fait une fois, avec un très fort sentiment de danger.
Moi
- Comment savez-vous que c’est à l’âge de un an que vous avez fait ce rêve ?
Après avoir, une première fois, évité de répondre à la question, il me dit enfin :
Lionel
Je le sais. C’est une certitude. Le rêve, c’est la face cachée de la conscience » 15 .
Il associe enfin ce rêve à son mal-être : ce rêve expliquerait sa toxicomanie, sans qu’il puisse dire pourquoi. Ce qui ressort de ce rêve, ce sont les sensations de chute, d’oppression (la « ceinture plastique »), la peur du danger imminent. Il est possible que ce que Lionel présente comme un rêve transforme, à travers une représentation hallucinée, une réalité traumatique de sa prime enfance (la ceinture plastique pouvant être assimilée à des langes). En cela, ce serait un souvenir halluciné, ainsi que l’illustre la confusion de Lionel entre le souvenir et le rêve : « quand on n’a pas de souvenir, les rêves remplacent les souvenirs ». Ce rêve m’a beaucoup impressionnée, sans doute parce que Lionel semblait le revivre en le racontant, comme si cette sensation de chute était encore d’actualité, ce qui était probablement le cas. Lionel en outre m’a toujours mise à la place de la confidente, presque d’une sœur à qui il confie ses problèmes sentimentaux, ses fragilités…
Il me demande d’ailleurs toujours d’intervenir, de lui donner des conseils, ce que je me garde de faire dans la mesure où ce n’est pas mon rôle. Il m’a souvent dit avoir une sœur aînée, qu’il admire beaucoup, et qui l’aurait en partie élevé. Il me semble que je représente affectivement pour lui cette personne. Ce qui est particulièrement intéressant dans ce que dit Lionel, c’est l’inscription du rêve au rang de souvenir. Cela peut se concevoir dans la mesure où rêve comme souvenir ont tous deux une fonction similaire : celle de donner du sens en racontant une forme d’histoire. Que « les rêves remplacent les souvenirs » n’a au fond pas d’importance, lorsque le rêve tient la fonction du souvenir : conférer une identité mémorielle, donner du sens, créer du lien. La sensation de chute éprouvée dans ce rêve qui tient lieu de souvenir permet à Lionel d’expliquer sa sensation de chute actuelle, de nourrisson qui est tout proche de la mort, et est pris dans un sentiment de danger imminent. Ainsi ce rêve permet de penser une continuité entre le nourrisson et le Lionel adulte.
Le souvenir halluciné peut prendre de plus vastes proportions que dans les exemples cités, au point d’user de représentations effrayantes : Jeanine (mentionnée supra), que j’étais venue voir au matin, me raconte qu’elle n’a pas dormi de la nuit :
Jeanine
- Il y a eu des noyés, des portes qui ont claqué toute la nuit. C’était un bruit infernal, je n’en ai pas dormi.
Moi
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
Jeanine
- Le prêtre a failli se noyer dans le service, heureusement il a été sauvé à temps, mais les portes claquent sans arrêt, surtout celle de la chambre d’à côté, où je me demande bien ce qui peut se passer : ça discute… J’ai eu peur pour ces noyés.
Or, cette nuit-là, il ne s’est rien passé de particulier dans le service, et pas davantage dans la chambre qui jouxte celle de Jeanine (où le patient est plutôt paisible). Rien ne s’est passé, hormis cette angoisse massive de Jeanine qui l’a conduite à halluciner des noyés.
Olivier, dont nous avons déjà parlé, manifeste aussi des souvenirs hallucinés. Il me raconte qu’avant son hospitalisation il y a deux ans, il a failli passer au crematorium, alors qu’il n’était pas mort :
Olivier
- Il y a deux ans oui, j’ai eu peur, car j’ai failli y passer vivant, sanglé, la tête devant le four. J’ai tellement gueulé qu’ils m’ont amené ici.
Il me parle également d’un autre souvenir, durant son séjour à l’hôpital :
Olivier
- Des filles qui m’ont agressé et mordu dans mon lit, alors que j’étais allongé et impuissant ; c’était la nuit comme la journée. C’est comme vous, quand vous êtes allongée et qu’un homme vient pour vous prendre, vous êtes totalement démunie.
Il dit avoir été violé par ces filles. Je lui demande si c’est une image ou si c’est une réalité. Il me dit avec un sourire cynique : « Bien sûr c’est une réalité ». Je réalise à ce moment que peut-être ma question n’avait pas grand intérêt dans la mesure où Olivier me parle de toute façon de sa réalité psychique. D’après l’équipe soignante, rien n’a été signalé qui puisse de près ou de loin ressembler à une agression de Olivier par une fille durant son séjour à l’hôpital.
Les souvenirs hallucinés concernent donc très souvent des vécus d’agression, d’intrusion, et des angoisses de danger ou de mort, sans que la personne ait en sa possession des représentations d’événements traumatiques passés qu’elle puisse intégrer dans une autobiographie qui fasse sens. Ces souvenirs semblent d’ailleurs revenir sous la forme d’un fantôme, d’une hantise (Abraham, Torok, 1987). Resnik en parle en ces termes : « Normalement, face à la perte, à l’absence de l’objet, l’enfant développe de la haine et du ressentiment qui rendent encore plus difficile l’élaboration du deuil . L’objet manquant reviendra « déguisé » en fantôme vindicatif, comme sujet inquiétant qui se fait un chemin dans les cauchemars et parfois sous la forme d’une « pensée délirante » » (Resnik, 1986, p. 210).
Le souvenir halluciné pallie donc la carence représentative du souvenir passé. Et c’est le délire qui permet la mise en intrigue, l’historicité garante d’une identité narrative.
Ce dont témoignait Thierry (cf. III.5.3., supra) en croyant reconnaître Marie sous mon « masque » est un phénomène nommé « fausse reconnaissance ». Les fausses reconnaissances ont partie liée avec les délires interprétatifs. La personne attribue des identités de proches à un entourage qui ne l’est pas, comme pour s’approprier le lieu et ces étrangers, d’abord vécus sur le mode de l’angoisse. En général, ces fausses reconnaissances sont des reconnaissances de personnes proches ou ayant été proches, que l’individu est persuadé d’avoir à côté de lui. Cette fausse reconnaissance de Thierry me faisait particulièrement peur, tout comme ce patient d’ailleurs, qui avait été hospitalisé alors qu’il se promenait avec un fusil de chasse et qu’il se destinait à la mission héroïque de tirer sur les gens dans la rue. Elle ne concernait pas que moi, car il reconnaissait aussi cette Marie dans une infirmière, qui avait le point commun avec moi d’avoir passé du temps avec ce patient. À l’aide de la peur que j’éprouvais, je tentais de mesurer également la méfiance et le sentiment de danger que Thierry pouvait éprouver en hallucinant des personnes hostiles tout autour de lui, surtout sur des femmes d’ailleurs.
En définitive, ces fausses reconnaissances sont des reconnaissances affectives qui font revivre sur un mode créatif un passé traumatique. Au titre de simples fausses reconnaissances, elles sont des souvenirs hallucinés, mais lorsqu’elles s’insèrent dans un ensemble signifiant, elles sont constitutives du délire.
L’on peut aussi se demander s’il ne s’agit pas ici d’un souvenir-écran, dont Freud dit que ce sont des souvenirs au caractère essentiellement visuel : « Dans ces scènes, vraies ou fausses, datant de l’enfance, on voir régulièrement figurer sa propre personne infantile avec ses contours et dans ses vêtements » (1904, p. 53-56). On ne se souvient donc de soi qu’à la condition d’être vu de l’extérieur : ce sont donc plutôt des reconstructions que des vrais souvenirs.