V.4. Autohistorisation

Lorsque la mémoire devient créatrice, elle devient l’adjuvante du délire, qui tente d’opérer une liaison identitaire. Cette liaison répond au besoin identitaire de se construire une autobiographie, une histoire qui raconte le soi (autohistorisation).

V.4.1. Définition de l’autohistorisation

Aulagnier écrit : « […] pour le psychotique, si le passé est responsable de son présent , c’est dans la mesure où son présent a déjà été décidé par son passé : tout a été déjà annoncé, prévu, prédit, écrit ». Or, « [l]e propre du Je est d’advenir en un espace et en un monde dont la préexistence s’impose à lui. D’emblée le Je rencontre un avant de lui- même, un ailleurs, un différent » (1984, p.203). C’est l’anticipation maternelle qui crée « l’espace où le Je pourra advenir », un espace où le sujet va évoluer à sa guise et qu’il reconnaîtra pour le sien. Dans un développement non psychotique, quand bien même « le dire et le faire maternels anticipent toujours sur ce que l’infans peut en connaître » (1975, p. 36), et alors que la mère se réapproprie son enfant dans un désir autoengendré, la temporalité et la réalité finissent par se rejoindre, jusqu’à ce que l’enfant inaugure son propre temps, et puisse réinvestir sa préhistoire de sujet, grâce au premier paragraphe de l’histoire personnelle que le sujet ne peut attendre que du discours parental. Chez Aulagnier, le Je est fondamentalement inclus dans la temporalité, ce qui différencie son origine de l’atemporalité du signifiant chez Lacan, et lui donne une autre forme que ne l’est le Moi freudien. En d’autres termes, « [l]e Je n’est rien d’autre que le savoir du Je sur le Je », un passé en devenir (Op.cit., p. 28).

La rencontre du Je avec la temporalité s’apparente à la sortie du narcissisme primaire, puisqu’il s’agit de la capacité qu’a le sujet de négocier sa relation à l’autre et de s’assurer des repères identifiants. La fonction de la temporalité est propre à l’opération d’identification assumée par le Je, qui ne peut exister ni s’il est frappé d’amnésie ni s’il peut se représenter un futur comme son avenir. Car « la tâche du Je c’est de devenir capable de penser sa propre temporalité : il lui faut pour cela penser, anticiper, investir un espace-temps futur alors même que l’expérience du vécu va assez vite lui dévoiler que ce faisant il investit non seulement un non-prévisible mais un temps qu’il pourrait ne pas avoir à vivre. En d’autres termes, il investit un « objet » et un « but » qui possèdent les propriétés dont le Je a le plus horreur : la précarité, l’imprévisibilité, la possibilité de faire défaut » (1979, p.22). Ainsi, l’entrée dans la temporalité et l’avènement du Je sont synonymes pour Aulagnier. C’est pourquoi elle souligne la fonction fondamentale d’historien propre au Je : « Le Je est le constructeur jamais au repos et inventeur, si nécessaire, d’une histoire libidinale dans laquelle il puise les causes lui rendant sensées et acceptables les exigences des dures réalités avec lesquelles il lui faut cohabiter : le monde extérieur et ce monde psychique qui, pour une bonne part, lui reste inconnu » (1984). L’apprenti-historien du Je fait face au maître-sorcier qui est le Ça, échappant à toute histoire et à tout emprise, se jouant de l’illusion de progrès par l’ignorance du temps et la répétition qui le caractérisent.

Le Je se donne pour tâche de transformer les documents fragmentaires que sont les souvenirs de son passé en une construction historique ou continuité temporelle, qui aurait alors un pouvoir d’explication causale vis-à-vis du présent, et de prévision à l’égard de l’avenir. La notion de temps ne vient que très progressivement à l’enfant. Seule la démarche auto-historisante permet au sujet de s’emparer de la notion de temps qui ne peut faire sens que relativement à ses désirs et à l’autoperception qu’il a de lui-même. « Le processus identificatoire est la face cachée de ce travail d’historicisation, qui transforme l’insaisissable du temps physique en un temps humain, qui substitue à un temps définitivement perdu, un temps qui le parle » (Ibid.)

Sur un plan psychopathologique, le propre du Je, c’est l’accès à la temporalité ; or le psychotique ignore la temporalité, et se construit une certitude délirante sur l’inconsistance du temps. Le sujet non psychotique, à l’inverse, aura à parcourir la ligne du temps dans la double direction de l’autohistorisation (y compris celle qui le ramène à sa préhistoire) et du projet identificatoire. Aulagnier pense la difficulté d’autohistorisation dans la psychose en lien avec la carence d’histoire originelle. Selon elle, les premiers mois du psychisme psychotique sont des mois de rupture, et non d’intégration de la continuité identitaire. Ce qui fait défaut, c’est « le texte du premier paragraphe de l’histoire dans laquelle il [le sujet] doit pouvoir se reconnaître, puisqu’elle seule peut doter d’un sens la succession des positions identificatoires qu’il peut tour à tour occuper » (1975, p. 227). Sans ce premier paragraphe, « l’ensemble des autres se trouverait suspendu au risque qu’un jour une parole, en s’y inscrivant, les déclare un pur faux » (Ibid.). En somme, pour se souvenir de son histoire, il faut avoir une histoire à se rappeler, ou plutôt un début d’histoire : pour intégrer une historicité, il faut intégrer une origine, un point de départ, une temporalité sociale, et non pas seulement de répétition (dans la temporalité mythique, même s’il y a toujours une pensée de l’origine, elle n’est jamais pensée comme véritable point de départ donc sur le mode de la rupture. Il y a toujours eu un avant, une origine de l’origine, qui nie la rupture). Dans la fragmentation psychique qui dénote l’absence d’unité, il est donc évidemment très difficile d’instaurer un lien identitaire. Il ne s’agit pas simplement d’avoir des souvenirs (comme dans des cas d’hypermnésie) mais de se souvenir, c’est-à-dire d’instaurer un lien signifiant entre tous les souvenirs pour leur donner une cohérence eu égard à un projet identitaire personnel (motivé notamment par l’Idéal du Moi).

Le récit de soi dans la psychose est donc régi par un retour perpétuel du même, un retour à l’identique car l’identité n’est pas assurée. L’identité consiste à se raconter au sein d’une historicité, et l’historicité (en ce que son fond temporel est la temporalité sociale) a un sens. La mise en intrigue de soi est corollaire d’une mise en sens de soi. Se raconter, c’est se donner un sens, une orientation. Cette réitération perpétuelle du même dans la psychose, qui n’inclut pas les variations inhérentes à toute identité (qui certes est du même, mais du même traversé par la temporalité sociale, et ce qu’elle inclut de projet, d’horizon) se retrouve par exemple dans les réitérations du délire, qui confère une impression de fixation, de temps figé par la répétition (cf., III.3., supra). Ainsi, Isidore, un patient paranoïaque de trente-neuf ans, plusieurs fois hospitalisé pour délire de persécution et emprisonné pour passages à l’acte (agressions à l’arme blanche de ses proches), ne vit que dans une sensation de mort imminente : persuadé d’une agression proche à son encontre, il évoque un empoisonnement probable, dort aussi la lumière allumée. Il parle de « fusils à travers les murs » qui seraient dirigés contre lui pour « [le] conduire au cimetière ». Son soi est un soi non seulement en sursis mais toujours enfermé, surveillé : « De toute façon, vous êtes au courant de tout. J’ai l’impression d’être surveillé, par des micros, des caméras… ça a toujours été là. Mais pas besoin de vous expliquer. Vous savez tout, même si vous en savez un peu moins que moi, et peut-être un peu plus. Je sais énormément de choses, je sais des choses que les gens savent pas ». Bien entendu, il refuse de révéler ces « choses ». Son seul projet relève de la défense contre la mort. L’horizon est donc bloqué, pour ainsi dire mort. Isidore est d’ailleurs en permanence dans un état d’angoisse palpable par son degré de méfiance et son agitation.

Le déploiement de soi a disparu sous une réduction du soi à l’être-victime qui a une mission de défense. Le passage à l’acte n’est pas un déploiement du soi, mais il est vécu comme une self-defense. Ce n’est pas le soi qui passe à l’acte, mais l’être-victime du soi. En outre, la fixation persécutive dans la paranoïa empêche de « tourner la page », c’est-à-dire d’accueillir du nouveau en rejetant l’idée de persécution. Malgré ses infimes variations, le délire paranoïaque est toujours pure répétition du même scenario : le soi se vit persécuté, se réduit à être victime et à agir dans ce statut de victime. L’horizon du champ de conscience est donc rétréci à un seul projet : se défendre contre la mort. Or, qu’est-ce qu’un horizon phénoménologique s’il est réduit de tous les possibles ? Ce n’est plus un horizon, mais un enfermement Ce retour du même illustre une incapacité à penser l’irréversibilité, à penser l’origine, le but et le projet. D’ailleurs, dans la crise psychotique, les projets à venir apparaissent comme bloqués, inexistants, impossibles. S’il y a projet, il est toujours d’allure mortifère (tuer ou être tué) (cf. IV.1.3.4., supra).