V.4.2. Fonctions du délire et auto-historicité dans le délire

En définitive, lorsque le psychotique joue « l’apprenti-historien » (Aulagnier, 1984), cela se manifeste à travers le délire. Le délire pallie donc la carence de narration autobiographique. Ainsi, par la parole du délire, le sujet se transpose en témoin de sa propre histoire. Le délirant tente de se raconter dans une narration en première personne ; cette tentative de narration autobiographique du délire est en soi tragique, car elle semble toujours avortée. Le sujet se raconte tel qu’il aurait voulu être. Par exemple, Thierry (cf. III.5.3., supra) était persuadé de pouvoir se doter d’yeux bleus d’un claquement de doigt, tandis que ses yeux restaient définitivement noirs. Lors d’un entretien post-délire, il put me dire qu’il haïssait ses origines paternelles de Mauritanie, et aurait souhaité être un homme blanc, aux yeux bleus, pour ne pas subir de discrimination raciale.

Ou encore, Jeanine, dont nous avons déjà parlé (cf. IV.3.3.2. et V.3.4.2.b., supra), alors que j’étais venue prendre de ses nouvelles, m’indiqua un jour, l’air triomphant : « Je sors. Le professeur G. va venir me chercher en voiture, et j’ai son autorisation de sortie. J’ai préparé toutes mes affaires, regardez ». Or, le professeur G., qu’elle avait rencontré lors de ses hospitalisations précédentes, était parti à la retraite près de dix ans auparavant. Lorsque je revins voir Jeanine pour lui indiquer qu’il n’était pas question qu’elle sorte, elle m’expliqua que je lui disais cela car j’étais mal informée. Il est évident qu’ici, l’une des fonctions du délire est d’assurer la fuite d’une réalité intolérable, que le psychisme ne parvient pas à se représenter, à savoir, dans le cas de Jeanine, la plongée dans la maladie et la nécessité d’être hospitalisée. Dès lors, l’on peut faire l’hypothèse que pour les représentations traumatiques passées, le délire aurait la même vocation : créer de l’autobiographie fictive sur de l’irreprésentable vécu.

Le délire pallie la carence de narration autobiographique, en évitant que le passé soit « le magasin de souvenirs que la conception spatiale du psychisme nous conduit tout naturellement à imaginer » (Scarfone, 2006, p. 23), et comme le cas autistique de Veniamin l’illustre. Le délire tente, comme dans une mise en intrigue historique, de conférer du sens et de l’affectivité, en lien avec une constitution identitaire. Ainsi, par la parole du délire, le sujet psychotique se transpose en témoin de sa propre histoire, fût-elle hallucinée. Ce témoin est un témoin qui retrouve une affectivité, même si elle peut être passive, dans le double sens de pathos que nous rappelle Ricoeur en proposant une définition du témoin : « Avant de dire, le témoin a vu, entendu, éprouvé (ou cru voir, entendre, éprouver, peu importe). Bref, il a été affecté, peut-être frappé, choqué, blessé, en tous cas atteint par l’événement. Ce qu’il transmet par son dire, c’est quelque chose de cet être-affecté-par… ; en ce sens, on peut parler de l’empreinte de l’événement antérieur, antérieur au témoignage lui-même, empreinte d’une certaine façon, transmise par le témoignage, lequel comporte une face de passivité, de pathos, terme que l’on retrouve dans la définition initiale de la mémoire par Aristote .» (Ricoeur, 1998, p. 17).

Le sujet délirant revisite également ses origines. Dans la mesure où la mort n’est pas symbolisable, c’est la logique de succession elle-même qui est niée. En effet, dans la temporalité psychotique, la pensée de la filiation se substitue à celle de la succession, de même que la pensée de l’origine occulte toute notion de rupture et s’inscrit dans une généalogie mythique (cf. III.4., supra).

Le sujet, par ce qu’il raconte dans le délire, devient narrateur témoin d’une biographie qu’il fait sienne. Mais souvent, certaines personnes ne se souviennent de rien après le délire, et se sentent vides, dénuées d’histoire et dénuées d’identité, car le délire n’est pas parvenu à combler les déficiences identitaires ni à instaurer une autohistoricité propre, et ce, parce qu’il est régi par une temporalité mythique et non une temporalité sociale. Il est très rare de constater un sentiment de continuité entre l’avant-délire, le délire et l’après-délire. Seule cette continuité pourrait permettre avant tout l’instauration de l’identité. Dans la psychose la rupture est trop grande pour maintenir le lien, et l’on peut bien entendu poser la question des degrés de ruptures traumatiques, de leur répétition et de leur précocité. Soit les effractions psychiques ont empêché la création du lien, soit elles sont venues rompre un lien qui était en train de s’établir mais était trop ténu. Cette première hypothèse pourrait expliquer le degré de gravité de certaines psychoses ou de l’autisme. La tentative de narration auto-biographique du délire est en soi tragique, car elle semble toujours avortée.

Á travers la psychose se pose donc la question de la façon dont l’individu s’approprie son histoire qui lui échappe, en vertu de son intensité traumatique. De fait, dans la psychose, et pour reprendre un mot de Ricoeur, la mémoire est comme « blessée, voire malade ». L’oubli y est vécu comme une menace, car il est effacement de traces, de vestiges témoins (Ricoeur, 2000, p. 83). Ricoeur précise plus loin les conditions de l’identité narrative : « […] l’attribution à soi de l’ensemble des souvenirs qui font l’identité fragile d’une vie singulière s’avère résulter de la médiation incessante entre un moment de distanciation et un moment d’appropriation. Il faut que je puisse considérer à distance la scène où sont invités à comparaître les souvenirs du passé pour que je me sente autorisé à tenir leur suite entière pour mienne, pour ma possession » (Op.Cit., 2000, p. 645). Ricoeur nomme ce processus la « dialectique du délier-lier ». Or, dans la psychose, ces deux moments, moment de distanciation (le délier) et moment d’appropriation (le lier) échouent : le moment de distanciation est empêché par l’intensité traumatique qui inhibe l’accès à la représentation. Et, dans la mesure où la distanciation est empêchée et que la représentation ne peut avoir lieu, alors ne peut advenir le moment d’appropriation de la représentation. Dès lors, dans la psychose, il s’agit de pallier cette carence de délier pour retrouver une forme de lien identitaire, une autobiographie. Les souvenirs interprétés et hallucinés permettent de substituer une représentation à un trou psychique qui n’avait pu accéder à la représentation ; le délire autorise la mise en lien de ces néo-représentations. Aulagnier conçoit que le travail psychique dans la psychose consiste dans la « fonction du Je comme constructeur jamais au repos, et inventeur, si nécessaire, d’une histoire libidinale dans laquelle il puise les causes lui rendant sensées et acceptables les exigences des dures réalités avec lesquelles il lui faut cohabiter : le monde extérieur et ce monde psychique qui, pour une bonne part, lui reste inconnu » (Aulagnier, 1984, p. 8). Le sujet psychotique élabore ainsi sa « propre histoire libidinale et identificatoire. C’est une nécessité pour son fonctionnement de se poser et de s’ancrer dans une histoire qui substitue à un temps vécu -perdu la version que le sujet s’en donne, grâce à la reconstruction des causes qui l’ont fait être, rendent compte de son présent et rendent pensable et investissable un éventuel futur » (Op.cit., p. 9).

Ainsi, la construction du sens est toujours mise en perspective avec celle de la remémoration de l’événement. Or, lorsque cette remémoration fait défaut au point d’altérer cette construction du sens, se pose la question plus fondamentale et tragique de l’identité psychotique : Dans quelle mesure mon passé m’appartient-il et me constitue si je ne m’en souviens plus ? Qu’est-ce qu’une histoire personnelle qui n’est plus qu’écrite par les autres, par l’entourage qui raconte en lieu et place du sujet ? La mémoire devient ainsi pathologique lorsqu’elle altère l’appréhension identitaire de l’individu par lui-même, et devient un obstacle à la saisie narrative d’un passé que le sujet considère comme sien.

Ou encore comme l'écrit Tatossian: « C'est sans doute la séparation de l'être humain d'avec sa temporalité propre qui l'affecte le plus radicalement. […] [L]'identité humaine est fondamentalement narrative et séparée de son temps propre, l'homme ne peut plus se raconter ni aux autres ni à soi-même et [est] incapable de se constituer une biographie, il déchoit à une simple chronologie » (Tatossian, 1993). Je postule que, sans l’intériorisation de cette temporalité sociale, il est impossible de créer un discours sur soi qui puisse être auto-historique. L’historicité suppose en effet l’intégration de la perte pour autoriser le choix d’une orientation identitaire.

En conclusion, le délire est un symptôme complexe de la psychose, qui peut recouvrir des réalités très hétérogènes, avec, très souvent, une indissociation entre passé et présent. Cette indissociation est une défense qui permet d’éviter les carences de mémoire qui créent une déficience du lien identitaire. Étymologiquement, « délirer » signifie « sortir du sillon ». Mais lorsque la charrue sort du sillon, elle en crée généralement un autre. Et si elle sort du sillon c’est aussi peut-être parce que le premier chemin était trop difficile à se frayer. En somme, à travers le délire, il s’agit de donner du sens et de l’identité là où la mémoire et le sentiment de permanence font défaut. Ainsi, il est patent de voir à quel point peuvent être nombreux les délires de filiation, d’origine, ou de confusion d’identité : « Qui suis-je ? » « Dieu » ? « La femme de Dieu » ? « Satan » ? « Le premier homme » ? « Le gardien de Marseille » ? « La fée Mélusine » ? « Une puce électronique » ?

En conséquence, Aulagnier précise à cet égard que, s’il y a bien un « en-moins » de la relation du psychotique au discours et des épisodes régressifs, il y a par ailleurs un « en-plus » de la création psychotique (Aulagnier, 1975, p. 17). C’est cet « en-plus » qui fait de la psychose un destin dans lequel le sujet a son rôle, et non pas un accident subi passivement. Dès lors, le délire, parce qu’il tenterait de restaurer du lien entre des représentations mues par des affects, ferait œuvre de cicatrisation. En amont du délire, dans l’hallucination, serait déjà présente cette tentative de guérison, ainsi que le rappelle Bion (1958). Dans la rupture traumatique, le sujet a désinvesti son psychisme de l’expérience au point de n’en avoir aucune représentation ni aucun affect (et il n’y aurait pas, comme dans la névrose, refoulement, mais simples traces mnésiques). Au mieux trouvera-t-on des traces mnésiques non symbolisées, comme dans le cas de Veniamin. En l’absence de symbolisation de l’expérience, les traces mnésiques restent déliées, non affectivées, non représentables, sans rythmicité. Le souvenir halluciné est une façon de donner une représentation affectivée à une absence, tandis que le délire est une façon de donner du rythme, donc du lien à des souvenirs hallucinés. Mais le délire semble toujours échouer dans cette cicatrisation, qui aurait sinon abouti à la mise en intrigue historique du soi, même s’il dit quelque chose de ce soi.

Mais notre réflexion a également montré que l’essai d’autohistorisation dans le délire était sans cesse avorté. L’une des hypothèses que j’ai suggérée est de voir, dans cette difficulté du psychotique de se penser comme sujet, une question d’ordre temporel. L’autohistorisation échoue car elle s’effectue dans une temporalité mythique et non une temporalité sociale. Dans la psychose la trame temporelle historique n’est pas unifiée, et c’est là aussi un indice d’un psychisme fragmenté. Il y a, pour reprendre une parole de Binswanger relative à la mélancolie mais qui me semble convenir également au noyau mélancolique présent dans toute psychose, une « défaillance bien précise de l’interaction des opérations intentionnelles à l’intérieur de cette « trame » unitaire avec pour résultat le relâchement de cette « trame » et la première apparition de « régions défectueuses » en elle » (1960, p. 47).

En conclusion, l’une des réponses à la problématique posée consiste à penser que les perturbations mnésiques sont de deux types. Lorsqu’elles relèvent de la mémoire « déficiente », elles témoignent de traumatismes psychiques contre lesquels elles érigent des défenses : sidération, oublis, pertes, « hyperdatation », hypermnésie. Dans ce cas, l’on constate une entrave massive au sentiment d’identité. En revanche, lorsqu’elles relèvent de la mémoire « créatrice » (mémoire « décifiente » et mémoire « créatrice » sont les faces opposées d’une même médaille), elles sont alors une lutte contre cette entrave identitaire, en tentant d’instaurer une manière d’identité par un récit de soi dans le délire, un « je » auteur notamment du délire. Le délire tient la fonction de créateur d’identité dans une tentative d’historicisation du « je », fût-elle fictive ou mystique. Car l’identité, ainsi que l’a définie Ricoeur, c’est se penser à la fois comme l’auteur de son action, et de penser cette action comme permanente : « Dire l’identité d’un individu […], c’est répondre à la question : Qui a fait telle action ? Qui en est l’agent, l’auteur ? Il est d’abord répondu à cette question en nommant quelqu’un, c’est-à-dire en le désignant par un nom propre. Mais quel est le support de la permanence du nom propre ? Qu’est-ce qui justifie qu’on tienne le sujet de l’action, ainsi désigné par son nom, pour le même tout au long d’une vie qui s’étire e la naissance à la mort  ? La réponse ne peut être que narrative. Répondre à la question « qui ? », comme l’avait fortement dit Hannah Arendt , c’est raconter l’histoire d’une vie » (1985, p. 442).