V.5. L’identité narrative : une narration mythique

Nous avons vu que, dès lors qu’un sujet formule un récit dans le langage, il existe une amorce de continuité temporelle. Dans ce chapitre, nous allons examiner comment le langage du délire est un langage poétique que l’on retrouve dans le mythe, et qui a pour vocation d’aider à la remémoration : « La mythologie, habitée par le muthos, est un territoire ouvert où tout ce qui se dit dans les différentes registres de la parole se trouve à la merci de la répétition qui transmute en mémorable ce qu’elle a sélectionné » (Eliade, 1981, p. 236).

Le langage poétique est en effet le plus propice à traduire la temporalité circulaire, grâce à des effets de répétition (refrains) et de rythmes (longueur des syllabes). Au départ, il s’agissait de garantir les meilleures conditions pour une transmission, donc de permettre à un récit oral d’être remémoré. Ces rythmes ont été en partie conservés dans la transcription écrite des mythes. Par exemple, dans l’Iliade d’Homère, non seulement la prosodie et la métrique sont les mêmes à l’œuvre du premier au dernier vers (avec l’hexamètre dactylique), mais en outre les effets de répétition ponctuent l’ensemble du texte : « Aurore aux doigts de rose », « Achille aux pieds ailés », « la puissante Héra aux yeux de biche » [littéralement « aux yeux de vache », ce qui était un compliment chez les Grecs. Les vaches ont en effet de grands yeux et de grands cils !], « Zeus l’assembleur de nuées », pour citer les plus célèbres.

De surcroît, la chronologie du mythe est incertaine. Outre le in illo tempore initial (en ce temps-là, temps incertain et très éloigné), le récit est ponctué de marqueurs temporels qui indiquent davantage la succession qu’un temps précis : « ensuite », « puis »… Chez Homère, les « ainsi » (Vet les « il dit » (V’) sont les marqueurs temporels les plus usités. Tous les marqueurs temporels signifient la succession : avant, pendant, après. Lévi-Strauss parle de la succession dans le mythe en ces termes : « Au fur et à mesure que le voyage progresse, le proche s’éloigne et le lointain se rapproche ; quand on arrive à destination, les valeurs initiales des deux termes se trouvent inversées : le voyage a pris du temps ; la catégorie du temps s’introduit ainsi dans la pensée mythique comme moyen nécessaire pour faire apparaître des relations entre d’autres relations déjà données de l’espace » (Cité par Anzieu, 1994, p. 36). Ces relations relèvent toujours des trois catégories ternaires.

Cet ordre permanent de la succession et de la généalogie est un temps cyclique, et non pas linéaire, comme l’indique le mythe des races chez Hésiode. Les âges étant achevés, leur cycle recommence. Dans le récit de l’âge d’or, ce n’est pas qu’il n’y avait pas de temps. Il n’y avait pas la finitude et la perte qui sont contenues dans l’idée de temps linéaire, mais un sentiment d’éternité que l’on retrouve dans le récit lui-même. Eliade précise à ce sujet que la poésie lyrique prolonge le mythe (1957, p. 36), en créant un langage d’éternité, à l’image de la temporalité mythique. La poésie est recréation du langage, abolition du langage courant, et invention d’un nouveau langage, personnel et privé, secret. La création poétique, tout comme la création linguistique, implique l’abolition du temps profane, de l’histoire concentrée dans le langage, et retour vers une situation paradisiaque primordiale, vers un temps où l’on créait spontanément et où le passé n’existait pas (pas de conscience du temps, de mémoire de la durée temporelle).

Reprenons le cas Gabrielle (cf. II.2.2. et sq., supra). Nous souhaiterions apporter une analyse de la rythmicité à l’œuvre dans les récits de Gabrielle, en ayant recours à la métrique de la rhétorique classique, dont il serait étrange que la transmission inconsciente se soit arrêtée subitement aux deux tiers du vingtième siècle, lorsque l’on a cessé d’enseigner en tronc commun la rhétorique. La rhétorique antique enseignait en effet comment insérer des rythmes dans de la prose, afin de persuader l’auditoire malgré lui. Ce procédé était particulièrement employé par les orateurs, de façon à obtenir l’adhésion du public (et notamment lors des plaidoiries, ainsi que nous l’indique Cicéron), et il a été repris par quelques romanciers modernes, soucieux de la qualité de leur prose (ainsi Flaubert et son « gueuloir » destiné à lui faire entendre les rythmes de sa prose). Bien entendu, ce qui caractérise les rythmes, c’est avant tout la recherche de régularité, ce qui, comme nous l’avons précisé, permet de donner les conditions sécures d’expériences (pourvu qu’elles ne soient pas traumatiques). Le rythme en outre traduit dans le langage la temporalité mythique (et il est dommage que notre langue ait perdu le génie de la prosodie grecque et latine, et ne pense plus ses propres accentuations, au-delà du découpage syllabique de la métrique). L’analyse suivante est donc destinée à étudier quels peuvent être les rythmes à l’œuvre dans la prose d’un délire psychotique, et dans quelle mesure ces rythmes nous indiquent une régularité qui pourrait s’apparenter à la temporalité mythique.

Je vais donc indiquer entre parenthèse la métrique, en me référant aux règles de la métrique classique (y compris pour le « e » muet et les diérèses). Chaque phrase est considérée comme une période, avec protase (mouvement ascendant de la phrase) et apodose (mouvement descendant). La protase restera en style simple, alors que l’apodose sera indiquée en gras. Les chutes (procédé qui clôt un développement prolongé par une phrase brève sans liaison syntaxique avec ce qui précède) seront indiquées en italique.

Ainsi, voilà le récit de Gabrielle :

Un dimanche à 4 heures de l’après-midi (12),

Une nuée passait dans le ciel, haut (10),

Se dirigeait comme toutes les autres nuées (13)

Qui ont précédé (5),

Vers la basilique Notre-Dame de la Garde. (13)

Voici. (2)

C’était un homme avec les cheveux longs (10)

Ebouriffés, une petite barbichette (12),

Un burnous (3).

Il tenait dans sa main gauche un trident (10)

Exactement comme je l’ai (8)

Dessiné (3).

J’ai eu soudain un léger malaise (9),

Je me suis agenouillée pour prier Dieu (12)

Tout-Puissant (3).

Le malaise passa (6),

Alors Je prie la décision de prendre (10)

Un taxi et de me laisser conduire (10)

À la synagogue (5).

Ce que je fis. (4)

Arrivée à la synagogue (8)

Je me présentais à un homme (8),

Monsieur Raymond, petit-fils de rabbin (10).

Je demandai à Monsieur Raymond (9)

D’ouvrir toute grande la porte (8)

De la synagogue (5).

Ce qu’il fit (3).

J’entrais et je demandais où (8)

Je pouvais m’asseoir ? (5)

Il alluma d’abord les lustres (8),

Puis il me désigna (6)

Un fauteuil situé à la gauche du Temple (12)

Tout proche de l’endroit où est conservée (11)

La Tora (3).

Je lui demandai d’ouvrir le tabernacle (11)

Pour pouvoir embrasser la Tora (9).

Ce qui fut fait ! (4)

Je priais d’abord (5)

Pour la Russie, (4)

Ensuite (2)

Pour Israël (4).

Quelque temps après, Monsieur Bill Clinton (10)

Recevait Yasser Arafat (8)

Et le premier ministre israélien (10)

À Washington, la Maison Blanche (8),

Pour signer un traité de paix (8).

Mais la nuée de Satan détruisit tout. (12)

C’était une grave erreur ! (7)

Yasser Arafat n’avait pas invité (11)

Devant la table des négociations (11)

Le Cheik Hamed Yassine, chef du groupe Hamas (12)

Qui a instauré par la suite (8)

Les kamikazes (4).

Voilà ! (2)

Lorsque le cheik Yassine fut « éliminé » (12)

J’envoyais toutes mes félicitations (12)

Au chef de l’Etat hébreu (7)

Et à Monsieur Ariel Sharon (8)

Car avec la mort de ce cheik palestinien (12)

C’était une bouche béante de l’enfer (12)

Qui s’ouvrait à l’endroit (6)

Où son sang coula, le jour où il a été (12)

« Éliminé » (4) !

Ainsi est née (4)

La kamikazerie (6)

Palestinienne (4) !

Et c’était la 1ère fois que je signais (12)

Mes lettres le Messie, attendue par les Juifs (12).

En présentant les choses ainsi, qu’en ressort-il ? Tout d’abord, l’on constate une majorité d’alexandrins (13), auxquels l’on peut rajouter les vers impairs approchants (4 vers de 11 syllabes, et 2 vers de 13 syllabes). Il s’agit donc en majorité d’une prose poétique menée par l’alexandrin et les rythmes approchants (19 vers en tout). En outre, il y a 11 octosyllabes. Alexandrins et octosyllabes sont les rythmes les plus usités au sein de cette prose, ce qui n’est pas très étonnant si l’on rappelle que dans l’histoire de la rhétorique, ce sont les deux rythmes les plus usités lorsque l’on veut rapprocher la poésie de la prose et du langage courant. Puis l’on peut énumérer 8 décasyllabes, 8 vers de quatre syllabes (en apodose essentiellement), 5 vers de cinq syllabes et 5 de trois (également en apodose), puis 4 vers d’hexasyllabes, 3 de neuf syllabes, 3 vers de 2 syllabes (en chute) 2 vers d’heptasyllabes. Ainsi, les vers les plus usités de la métrique classique se retrouvent en forte majorité dans la prose de Gabrielle : alexandrins, octosyllabes, décasyllabes.

Concernant les apodoses, 11 sont courtes (4 apodoses à 3 syllabes, 4 à 4 syllabes, 3 à 5 syllabes), respectant ainsi la règle cicéronienne selon laquelle l’apodose ne doit que très exceptionnellement être plus longue que la protase (et cette exception doit être un effet de style). Dans ce texte, les trois apodoses longues peuvent s’interpréter ainsi : « Vers la basilique Notre-Dame de la Garde » (13) peut indiquer, par sa longueur, la longueur de l’ascension (Notre-Dame de la Garde est en effet très haut perchée sur Marseille). « Monsieur Raymond, petit-fils de rabbin » (10) marque la solennité du personnage. Enfin, « Pour signer un traité de paix » (8) indique aussi un moment solennel, qui mérite que l’on s’y arrête.

Quant aux chutes, elles sont les suivantes :

Voici. (2)

Ce que je fis. (4)

Ce qu’il fit (3).

Ce qui fut fait ! (4)

Voilà ! (2)

D’emblée, la symétrie saute aux yeux, non seulement par les rythmes, mais également par les parallélismes entre les signifiants eux-mêmes : « voici »/ « voilà » encadrent les chutes ; « ce qui fut fait » répond à « ce que je fis ». La disposition des chutes dans le texte répond ainsi à une symétrie bien agencée.

Les effets de style sont pluriels. Je relèverai par exemple la conclusion magistrale en deux alexandrins :

Et c’était la 1ère fois que je signais (12)

Mes lettres le Messie, attendue par les Juifs » (12).

Les parallélismes sont également très présents, ainsi :

À la synagogue (5).

Ce que je fis. (4)

De la synagogue (5).

Ce qu’il fit (3).

Ce qui fut fait ! (4)

Je priais d’abord (5)

Pour la Russie, (4)

Ensuite (2)

Pour Israël (4).

Enfin, quant aux adverbes, ils indiquent une temporalité mythique, dans la mesure où ils indiquent un temps imprécis, hors du temps social, et sont surtout marqués par la succession :

Un dimanche à 4 heures de l’après-midi (imprécision par le démonstratif indéfini « un »)

Comme toutes les autres nuées qui ont précédé (imprécision car l’on ne sait pas à quelles nuées il est fait référence, ni quand elles ont précédé)

Soudain

Alors

Puis (succession, mais aucune indication précise de temps par les marqueurs temporels)

Je priais d’abordEnsuite (succession)

Quelque temps après

Par la suite

Le jour où (imprécision)

Ainsi est née

C’était la 1ère fois (temps mythique de l’origine)

L’imparfait est employé pour qualifier les actions à certaines durées (par exemple, la prière) ; sinon c’est le passé simple à visée narrative qui est usité.

En somme, cette courte analyse des rythmes dans une prose de délire psychotique montre à quel point la rythmicité est présente et a son rôle à jouer dans la réactivation d’une temporalité d’ordre mythique.

En guise de transition…

Le délire psychotique tente de restaurer une identité narrative pour le sujet, à dimension autohistoricisante. De plus, la narration délirante comporte une dimension rythmique très étroitement apparentée à la rythmicité de la temporalité mythique. Le délire fait œuvre de tentative thérapeutique, et c’est par le délire que le sujet a accès à une temporalité constante et sécure. Cette importance du temps vécu dans la thérapie des psychoses sera abordée dans notre sixième et dernière partie.