VI.1.1. Rythmicité et dégel

Nous avons beaucoup étudié le rôle du rythme dans le développement psychique. Comment le rythme peut-il être utilisé par le clinicien dans une perspective thérapeutique ? C’est à cette question que nous tenterons de répondre dans ce chapitre.

VI.1.1.1. Rythmicité, chronicité et finitude

Le cadre instauré par le clinicien doit être un cadre contenant, c’est-à-dire un cadre qui offre une illusion de permanence, de régularité et de continuité. Il s’agit pour le thérapeute de respecter les variations de rythme et les progressions du patient, en accueillant la lenteur des modifications psychiques profondes. Seule la continuité durable dans le temps donne sens au cadre thérapeutique. Ce cadre doit prendre modèle sur les premiers accordages affectifs, fondés sur la rythmicité entre la présence et l’absence. Dans la mesure où il s’agit d’une rythmicité, ainsi que nous l’avons définie, il ne s’agit pas d’une cadence, c’est-à-dire d’un cadre rigide qui ne tolère aucune variation, mais d’une rythmicité musicale, au sens où l’entend Maldiney :

« Un rythme se produit dans l’ouvert, pour autant que s’ouvrant à partir de rien il consent de sa propre ouverture. Un rythme n’est pas une onde stationnaire. Il n’a rien d’une cadence . La cadence est la mort du rythme. Un rythme implique des failles où il est mis en demeure de disparaître ou de se transformer en lui-même, sans jamais cesser de s’advenir. Il n’y a pas de notations rythmiques, parce qu’un rythme n’est pas représentable dans un autre espace que celui qui est impliqué en lui. Il ne s’explique pas dans l’espace, il ne se déroule pas dans le temps , il implique son espace-temps, et plus exactement son instant-lieu. Et dans ce lieu qu’il instaure, il n’est pas non plus représentable : il existe. Aucune existence n’est représentable. Le rythme, nous ne l’avons pas devant nous, il n’est pas un état de choses. Il est une guise de l’être. Le rythme est un existential  » (1973).

Le rythme n’est pas pure répétition (rheo veut dire couler) ; il implique le sentiment de durée et de permanence.Ciccone note à cet égard : « La naissance de la pensée naît d’une contradiction. J’avance l’hypothèse que cette contradiction est d’abord et avant tout temporelle : contradiction entre deux nécessités inconciliables celle d’un temps répétitif dominé par la similitude, la constance celle d’un temps fluctuant dominé par le changement. Cette apparente contradiction, chaque dyade adulte-bébé l’orchestre selon un rythme propre fait de continuité, répétition, suspension, surprise, crescendo, decrescendo, etc. » (1973, p. 79-80). C’est bien cette dialectique entre répétition et variation que le thérapeute doit mettre en œuvre dans le soin auprès des patients psychotiques.

L’espace psychothérapeutique concrétise le temps comme une succession d’événements : lieu, rendez-vous réguliers, absences et retours. Le cadre apparaît comme le contenant de tout contenu psychique, et fonde ainsi un a priori spatio-temporel structurant. Green, dans La folie privée, au chapitre II : « L’analyste, la symbolisation et l’absence dans le cadre analytique », note : « dans l’analyse , le changement est continu, mais la prise de conscience discontinue. Nous mesurons le temps des séances, fixons leur nombre, leur jour et leur heure, dates d’interruption : calendrier, horloges, pour faire venir le hors-temps ! » Les limites temporelles apposées sont la condition de l’avènement de la cure. Le temps de la séance est parfois mesuré à la minute près, et presque « ritualisé », en fonction de la régularité des horaires, de la durée fixe des séances, des positions respectives du divan et du fauteuil, de la limitation de la communication à la verbalisation, des associations libres, des modalités de fin des séances, des interruptions régulières. Ce rituel encadre la temporalité nécessairement lente du travail analytique.

Le temps de la cure s’organise tout d’abord en temps « objectif », de par la régularité et la durée des séances. Ce cadre temporel est destiné à structurer de façon externe le psychisme de l’analysant, qui peut alors, paradoxalement, laisser s’élaborer des associations de pensée où le temps n’est plus que réminiscence subjective. De façon paradoxale, la régularité des séances et celle de leur durée apparaissent comme la toile de fond et le soutien nécessaires à ces factures temporelles. Qui peut dire le temps d’une analyse ? C’est le temps extensif d’une analyse sans fin et imprévisible. L’analyste n’a pas d’idée du rythme de dévoilement de l’inconscient ni de ses résistances. L’analysant, quant à lui, se meut dans l’intemporalité de la cure : la question du temps s’évacue derrière celle de l’identité.

Outre le cadre externe, la thérapie instaure des rythmes et des rituels. Ces rythmes sont essentiellement ceux vécus par le clinicien, ainsi que le précise Haag lorsqu’elle parle de l’« expérimentation dans un cadre thérapeutique de la ferme élasticité des thérapeutes possédant de bons rythmes internes et inter-personnels » (Haag, 1986, p. 50). La qualité des rituels thérapeutiques exprime la qualité des liens organisant les relations d’objet. Il s’agit donc de modifier l’économie psychique du sujet par l’instauration de la rythmicité, des rituels et du facteur temps. La régularité évite au sujet de répéter systématiquement l’existence pour tenter de se l’approprier, et de se délivrer d’une répétition traumatique d’un cadre externe qui échoue. Il s’agit pour le patient d’apprendre les structures primaires de la temporalité qui corrige l’expérience défectueuse du cycle de la séparation-retour chez le sujet psychotique. Car dans la psychose, chaque séparation a une valeur absolue : « un tel malade ne peut pas se représenter le déroulement du temps, ni par suite, conceptualiser l’attente , ni enfin la supporter. Demain ou après-demain ne va rien signifier pour lui […]. Disparu, vous êtes comme mort , vous êtes mort » (Racamier, 1958).

Au départ, la relation s’installe sous la forme d’une symbiose, dans laquelle le thérapeute doit progressivement introduire de la séparation, avec l’idée que le patient apprenne l’articulation entre l’instant présent et la succession des instants. La perception psychotique se modifie au cours de la psychothérapie, jusqu’à ce que le sujet puisse acquérir une « conscience historique de l’être-au-monde . Cette conscience s’articule en tant que dialectique de la continuité et de la discontinuité temporelle » (Madioni, 1998, p. 33). « [L]es formes de la temporalité sont modifiables et […] la psychothérapie, dans un certain nombre de situations, est le seul outil à notre disposition pour que les fragments du Moi trouvent un sens qui les unifie » (Op.cit., p. 33). En tant qu’espace cognitif et affectif de l’attente et de l’intentionnalité, la psychothérapie développe chez le sujet les catégories appartenant à la conscience intérieure de l’être.

Ainsi, le cadre se fonde sur l’utilisation d’objets temporels, tels que les séances et leurs rythmes internes, l’heure et les jours de rendez-vous, les intervalles, les absences. Il s’agit en quelque sorte de rituels de thérapie. Ces objets temporels structurent un accès au temps externe et communément partagé, celui du temps social (ainsi en est-il par exemple de la régularité des horaires dans la thérapie). Cette structuration temporelle évite une source d’angoisse, celle de la perte d’intégrité du moi. Le cadre temporel de la thérapie doit donc ressembler à une enveloppe temporelle, qui opère comme enveloppe psychique (le signifiant formel d’Anzieu, 1987, ou signifiant de démarcation, Rosolato, 1985). Par exemple, Binswanger soulignait le goût de certains patients mélancoliques ou maniaques pour le programme. Dès lors, le clinicien peut partir de ce besoin d’encadrer le temps pour instaurer en accord avec le patient un cadre qui sera cette fois sécurisant car il sera validé par un engagement commun. Toute attaque du cadre pourra alors faire l’objet d’une évocation du vécu temporel du patient et des motivations inconscientes qui ont poussé à cet irrespect du cadre.

Madioni (1998), dans le cas de la patiente schizophrène Irène, évoque l’irrégularité avec laquelle celle-ci répond aux rendez-vous dans un premier temps, manifestant ainsi une difficulté à reconnaître un ordre de succession. Au terme de quelques mois, la patiente a appris un rythme, grâce à la répétition thérapeutique. Parfois, la restitution de la part du thérapeute d’un thème déjà abordé dans la séance précédente, suffit pour qu’Irène ait perçu une continuité qualitative et aussi un ordre de l’avant et de l’après. Au début, le thérapeute lie les séances dans leur contenu et dans leur forme, évoquant les thèmes et structurant le rythme de la relation. Seulement six mois plus tard, les souvenirs sont apportés en thérapie comme des morceaux de l’histoire d’Irène.

Au niveau institutionnel, les équipes soignantes devraient pouvoir penser, outre le cadre temporel tel que décrit supra, la dimension de chronicité à l’œuvre dans la psychose, et intégrer cette dimension comme fondamentale au soin. De même, la rencontre stabilisée avec un thérapeute, et non pas plusieurs thérapeutes interchangeables au sein de l’hôpital, fait partie de la régularité, de la permanence et de la continuité que doit garantir le cadre thérapeutique. Ainsi que le dit Delion (2004, p. 16), l’institution doit « penser le déroulement de la chronicité de la vie du patient dans le sens de son historicité  ». En somme, il s’agit, à travers la gestion temporelle, de développer une transitionnalité qui permette au patient d’accroître la possibilité de vivre avec les lois nécessitées par le monde extérieur et social, tout en maintenant le contact avec la croyance en son éprouvé. L’aire transitionnelle que décrit Winnicott (1951-1953 et 1971 : l’objet transitionnel étant l’objet qui permet la transition, pour l’enfant, entre la relation orale à la mère et la relation d’objet, inscrite dans la séparation d’avec la mère, mais que l’enfant vit comme prolongement de lui-même, à la jonction entre le dedans et le dehors) est le « un petit peu toi – un petit peu moi », selon Haag : « C’est comme s’il fallait une expérimentation de zones communes de partage symbiotique très serré qui, à un moment donné, semble fabriquer un peu comme un double, et l’on peut alors se séparer ».

L’articulation de ces différents temps (temps vécu et temps social) ne peut se faire qu’au travers du temps analytique de la thérapie, qui, en rétablissant une aire d’illusion (Winnicott, 1968), fait liaison entre le monde interne du patient et le monde événementiel, et lui permet d’acquérir le temps de désilluion inscrit dans l’articulation du « dedans-dehors », et de « l’union-séparation ». Cette dimension transitionnelle doit également être pensée au travers de l’organisation institutionnelle : le quotidien à l’hôpital est donc utilisé comme matériel thérapeutique, le patient s’inscrivant notamment dans un temps différenciant passé, présent et futur. Le patient peut alors faire l’expérience d’une réalité cadrée, limitée, contenante et pare-excitante pour « construire mentalement ce qui manque dans ce qui est offert » dans le cadre d’une « réalité partagée » (Hochmann, 1986). Le travail autour de la « transitionnalité » s’étend aux confins de la structure hospitalière lors de la sortie de l’hôpital du patient et de l’articulation d’un suivi en extra-hospitalier. Lorsqu’il n’aboutit pas, la séparation et le travail de deuil sont impossibles, le patient risque alors d’être aliéné à un cadre institutionnel et de ne pas pouvoir développer une pensée autonome, propre à remettre en cause son vécu délirant (Bleger, 1966). Ce moment fécond suppose une relation intersubjective de confiance instaurée entre le patient et les soignants, qu’il est difficile d’obtenir étant donné la dimension active de la pulsion de mort dans certaines institutions (Green 1983 : « narcissisme de mort »), par le biais de déploiement de fantasmes et de projections imaginaires qui influent sur la réalisation du projet, implicite (inconscient) ou explicite (officiel) de l’institution.

En outre, la dimension temporelle du cadre doit intégrer la notion de finitude. Très souvent, les patients psychotiques sont dispersés, dans leur identité, leur corps, et leur temporalité. Le cadre doit permettre de restaurer des contours (par exemple, les contours du corps dans la schizophrénie, où le corps apparaît comme difforme, cf. Pankow, 1986), et tout principalement des contours temporels, dont Heidegger dit même que c’est la question essentielle. La « finitude de l’être », la « finitude de l’homme » : c’est une richesse (Reichtum) et non une limitation de ne pas être soumis à la simple présence du présent mais d’être ouvert à celle de l’avoir-été et de l’à-venir (1927, p. 223-225). Pour Heidegger, la finitude implique d’accepter la mortalité de l’humain.