VI.1.1.2. Dégel : du temps mythique au temps social

Sur un plan fondamental, la psychose semble aux prises avec la temporalité mythique dans ses deux modalités (maudite et sacrée), aux antipodes de la temporalité sociale. Le délire psychotique serait une lutte contre la temporalité de Sisyphe, temporalité mythique maudite, laquelle serait, dans le délire, transcendée par la temporalité mythique sacrée. Nous pensons que l’accès à cette temporalité a un rôle « réparateur ». C’est pourquoi la question temporelle peut nous conduire à repenser la place du soin dans la psychose. Outre l’importance de la rythmicité sécure de la thérapie, il est aussi important que le thérapeute aille à la rencontre du patient dans cette temporalité mythique, afin de le mener progressivement à intégrer les figures de la perte irréversible qu’illustre la temporalité sociale (Bilheran, Barthélémy, Pedinielli, 2007b).

Il s’agirait pour le thérapeute d’orienter le vécu temporel du patient psychotique dans l’intersubjectivité, en le menant progressivement de la temporalité mythique à la temporalité sociale, dans la temporalisation d’une relation d’objet commune (pour la relation d’objet dans la psychose, voir Gimenez, 2001).

Le thérapeute doit donc préalablement accepter de rencontrer le patient dans cette temporalité mythique, afin de créer les garanties d’une évolution temporelle qui soit historicisante (tendre vers une dimension de soi comme être historique, capable d’être l’agent, et non plus le patient, de sa propre histoire). Le travail thérapeutique consisterait à mener le patient de la temporalité mythique (où le thérapeute incarne une divinité omnipotente) vers la temporalité sociale (le thérapeute dédivinisé).

En somme, il s’agit de faire évoluer le patient du temps circulaire au temps linéaire, irréversible, ce que nous indique également Haag dans ses travaux sur la psychose infantile. Haag a en effet montré de manière très précise la progression de la perception du temps avec l'évolution de la pathologie d'un enfant autiste, à partir de ce temps circulaire et jusqu'à un temps oscillant puis linéaire. Elle nomme la première étape « état autistique réussi », le repérage temporel de l'enfant s'établit selon deux modalités : « Le temps unidimensionnel où l'enfant est perdu dans un accrochage extatique sur une seule modalité sensorielle ; le temps circulaire, c'est le temps de la réactualisation avec recherche d'invariants et repérage d'un minimum de cycles : « retour du même » dans les rituels » (Haag, 1995). Á ce stade, toute perturbation dans le déroulement des activités, dans les rituels de l’enfant est très mal supportée et peut entraîner des crises de tantrum. Haag reprend ici ce terme de Tustin pour décrire les crises d'agitation ou de « rage-angoisse corporelles ». Ensuite c'est l'étape de « récupération de la première peau  » et d'accès à la « première enveloppe circulaire ». Elle correspondrait à l'apparition du mécanisme d'identification projective. Au cours de cette étape l'enfant peut accéder à un temps oscillatoire sur lequel il garde une certaine maîtrise qui n'est pas alors complètement irréversible. Haag donne l'exemple d'un enfant de sept ans qui affirme « quand j'aurai 2 ans ». La troisième étape est celle de la « phase symbiotique installée ». La maîtrise diminue et permet l'accès au temps linéaire. L'enfant tolère mieux la séparation et accepte la notion d'écoulement inéluctable du temps. Enfin, il accèdera peut-être à « l'étape d'individuation » et à l'intégration stable d'un temps linéaire, irréversible, temps de la séparation.

La thérapie de la psychose viserait ainsi l’apprentissage d’une temporalité sociale, qui permette l’avènement d’une autohistorisation. Dans la mesure où il y a du temps, qu’il soit celui d’une temporalité mythique ou d’une temporalité sociale, la rencontre intersubjective reste possible. Il s’agit pour le thérapeute de penser d’abord dans la temporalité mythique de son patient pour le conduire progressivement à intérioriser la temporalité sociale. C’est en effet ce que soutient Madioni lorsqu’elle dit que la psychose n’est pas hors du temps, mais dans le temps (même si, comme nous le soulignons, il s’agit d’une temporalité mythique) : « De cette façon, se construit la temporalité en tant que lieu de la rencontre, car le temps est la dimension ontologique de l’intersubjectivité  » (1998, p. 53). Plus que n’importe quelle autre pathologie, il semble fondamental, pour le patient psychotique, que soit respectée « la dialectique de la symbiose/séparation dans la relation [qui] permet au patient de découvrir l’articulation entre l’instant présent et la succession des instants. En ce sens , la relation thérapeute-patient est, en soi, structurante et signifiante, car le thérapeute fonctionne comme un support intentionnel de la conscience du Moi de son patient » (Op.cit., p. 72).

L’enjeu de la thérapie de la psychose serait donc une unification psychique qui autorise la pensée de la perte non plus comme rupture traumatique, mais comme séparation sécure, et donc permette l’avènement d’une temporalité sociale et d’une autohistorisation. « Mais ce qu’il nous intéresse de montrer est que, même dans ce monde si fragmenté, la continuité peut s’établir, que les formes de la temporalité sont modifiables et que la psychothérapie, dans un certain nombre de situations est le seul outil à notre disposition pour que les fragments du Moi trouvent un sens temporel qui les unifie » (Op.cit., p. 73).

Madioni, à partir du cas Irène, thématise ainsi le souvenir en thérapie, qui s’apparente au « se souvenir » que j’ai défini : « Le souvenir, en thérapie, est le résultat de l’établissement d’un ordre chronologique » (Op.cit., p. 157). Il s’agit de créer des souvenirs qui se meuvent dans une temporalité sociale, permettant au sujet de se restituer une histoire. Pour Madioni, la psychose n’est donc pas condamnée pourvu que le thérapeute pense le monde psychotique comme étant en mouvement, capable de s’ouvrir à un espace de liberté subjective un horizon d’action par rapport au monde (Op.cit., p. 171). Seule ce que j’ai appelé la temporalité sociale crée un mouvement herméneutique de l’intention.

Le passage du temps mythique au temps social s’effectue aussi par une entreprise de dégel. Resnik (2004) suppose en effet que le temps de la psychose est un temps gelé, glacé : « La congélation du corps et des sentiments chez le psychotique chronique est donc une manière d’éviter non seulement la souffrance mais aussi, parfois, toute émotion, tout sentiment. Le plaisir peut même devenir intolérable, peut le dépasser. Son moi fragile, fragmenté, pétrifié, liquéfié ou gelé, est souvent dispersé dans le monde  ; il a besoin de limites. C’est là la fonction, entre autres, de l’équipe soignante  : de poser des limites, si c’est possible humaines et chaleureuses, et d’offrir une aide pour contenir l’incontenable : l’anxiété psychotique » (2004, p. 32). Ce sentiment de rupture temporelle est tout à fait perceptible dans l’intersubjectivité. Parfois le patient apparaît comme « gelé », d’autres fois, il se « dégèle », ainsi que le dit Resnik (pour formuler ce constat dans nos propres termes, le psychisme n’est plus traversé par la temporalité mythique, celle du mythe du « temps des glaces », mais a intériorisé la temporalité sociale, celle de la sortie du mythe, de la déglaciation). Souvent, l’un des moments de dégel est le délire : « […] face à un sentiment de mort (castration totale) et de régression à l’époque glaciaire (pour les psychotiques chroniques « congelés »), la possibilité de délirer et d’halluciner est une manière de se dégeler, de vivre la réalité de sa psychose . Une crise psychotique, ou une bouffée délirante, peut être, chez un psychotique chronique pétrifié, une expérience de vie » (Op.cit., p. 42). Dans le délire se recrée en effet une relation d’objet, qui rend possible une rencontre avec le clinicien.

Empruntons à Resnik un exemple de glaciation psychotique qui me semble très parlant :

« Monsieur V. est un jeune italien grand et maigre, d’allure plutôt formelle. Dès la première rencontre, il donne une impression de rigidité et de froideur extrêmes. Quelque chose de mécanique se dégage de lui. Il porte un grand paquet qu’il dépose dans mes mains en disant : « C’est pour vous ». Je lui demande :

« C’est un cadeau ? Je peux l’ouvrir ?

Oui, bien sûr, me dit-il, mais avec beaucoup de soin.

Je l’ouvre, alors.

Oui, mais faites attention, je l’ai bien enveloppé, je l’ai bien protégé.

C’est donc fragile ? » dis-je en ôtant le papier.

En défaisant le paquet, je découvre un très beau livre, intitulé Dolomiti 360°. Il comporte de superbes photographies qui représentent des montagnes rocheuses, désolées et froides, avec des neiges éternelles, apparemment sans la moindre trace de vie.

Pendant ce temps, M.V. reste debout, imperturbable et immobile, jusqu’à ce que je l’invite à s’asseoir. Après une pause il me dit : « Vous savez, j’aime beaucoup les montagnes… la solitude ».

Je montre à M.V. les photos des neiges éternelles ; le patient se touche alors la tête. Je crois comprendre qu’il a froid, froid à la tête, sur le sommet de sa montagne, de son corps lourd, « rocheux » » (Resnik, 1999, p. 62-63).

Ici, M.V. est traversé par une temporalité mythique, celle des neiges éternelles. Il est même une montagne, ainsi que le vit Resnik dans le contre-transfert. M.V. pourrait s’apparenter au géant Atlas, transformé en montagne. L’entreprise thérapeutique consistera à dégeler le patient, c’est-à-dire à l’aider à transcender la temporalité mythique pour réintégrer la temporalité sociale, en sorte que M.V. se réveille et que les « neiges éternelles » fondent.

L’enjeu de la thérapie de la psychose serait donc une unification psychique qui autorise la pensée de la perte non plus comme rupture traumatique, mais comme séparation sécure, et donc permette l’avènement d’une temporalité sociale et d’une autohistorisation « Mais ce qu’il nous intéresse de montrer est que, même dans ce monde si fragmenté, la continuité peut s’établir, que les formes de la temporalité sont modifiables et que la psychothérapie, dans un certain nombre de situations est le seul outil à notre disposition pour que les fragments du Moi trouvent un sens temporel qui les unifi e » (Madioni, 1998, p. 73).

Puis la relation d’objet devient anaclitique, et l’objet est total (la mère). En définitive, notre hypothèse est que l’identité psychotique ne peut avoir lieu au sein d’une autohistoricité car l’apprentissage de la perte a échoué. En effet, l’expérience de la perte, ainsi que je l’ai dit, reste toujours la répétition d’une expérience traumatique dans la psychose. Je l’ai reliée à un manque d’unité psychique. Mais nous pourrions aller plus loin. Ces agonies primitives et ces carences rythmiques entraîneraient dans le développement psychique, une incapacité à penser la temporalité sociale, et condamneraient l’être à demeurer dans une temporalité mythique. Notre hypothèse est que l’apprentissage de la perte ne peut avoir lieu sur fond de rupture traumatique archaïque, puisqu’elle nécessite une intériorisation d’une temporalité mythique sécure. En somme, seul l’apprentissage de la perte permettrait l’apprentissage du temps social, c’est-à-dire linéaire, irréversible et orienté vers la mort. Enfin ce serait l’intériorisation psychique de la temporalité sociale qui offrirait la faculté de promouvoir une autohistoricité, un récit de soi à partir de configurations mnésiques, une mise en intrigue garante de l’identité.

Dès lors, il pourrait être intéressant de comprendre la spécificité du lien entre relation d’objet et processus délirant, à travers la notion de temporalité. La relation d’objet fusionnelle, qui implique l’absence de discontinuité et le déni de la perte, entrave certes l’accès à une temporalité linéaire, mais est-elle strictement identique dans le processus délirant incluant la temporalité mythique sacrée, que dans le vécu temporel régi par la temporalité mythique maudite ? Il nous semble que l’instauration du sacré introduit une dimension potentiellement tierce dans la relation à l’objet, celui d’un rôle sacré qui permettrait d’espérer une unité psychique. Selon Resnik, « l’espoir du moi psychotique est d’inventer un Messie, un moi-guide charismatique ou de se travestir lui-même, en Messie, pour projeter alentour les fragments de son univers mutilé, déboussolé et en quête d’un chemin » (Resnik, 1994, p. 106). Si l’évolution du processus délirant est corrélée à celle de la relation d’objet, voire de la rencontre intersubjective (Barthélémy, Gimenez, 2003), nous faisons l’hypothèse d’une mise en travail possible de la temporalité chez le patient, dans l’intégration progressive de la temporalité mythique et de la temporalité sociale.