VI.1.1.3. L’anticipation

Nous avons vu (cf. III.1., supra) combien la répétition et la rythmicité des expériences pouvaient permettre de les prévoir, et donc développaient, ce faisant, la capacité anticipatrice (mise en correspondance de deux états affectifs, en termes d’indices), donc la pensée temporelle de la succession. L’anticipation se construit dès les deux premiers semestres de la vie du bébé, ainsi que le montre Marcelli (1992). De fait, ce sont la mémorisation et l’attention qui créent une conduite d’anticipation, laquelle permet au bébé une prise de contrôle progressive de son fonctionnement perceptif, sensoriel, moteur, cognitif. La capacité de « surséance » (Marcelli, 1986) est l’ensemble fonctionnel qui associe la capacité d‘attention, la capacité de mémorisation-anticipation et la tolérance à la frustration : « […] la particularité de cette capacité de surséance est que chacune des trois sous-foctions qui la constituent est renforcée par la sous-fonction précédente et renforce elle-même la fonction suivante réalisant une structure autostabilisatrice, autostimulatrice et auto-entretenue, premier palier indispensable pour entrer dans un fonctionnement psychique capable de tenir compte de la réalité et d’investir une temporalité linéaire » (Op.cit., p. 65). C’est cette capacité de surséance (définie aussi comme la capacité de retarder et de conserver, pendant un temps, l’information qui vient d’être recueillie, Ciccone, 2001, p. 201), qui permet de poser les fondements de la symbolisation, et a donc des vertus thérapeutiques auprès de la psychose, dans la mesure où notre recherche a montré à quel point la dimension du projet ou de l’horizon était difficile pour le patient psychotique. Les « présents d’incomplétude » (Fernandez-Zoïla, 1991, p. 3) amputent la dimension d’anticipation. D’après Fernandez-Zoïla, qui se fonde lui-même sur les travaux de Sutter : « L'anticipation est une construction à laquelle participe l'individu tout entier. La conduite d'anticipation est complexe, c'est un OBJET CONSTRUIT » (Op.cit., p. 3). L’anticipation est le mouvement de désir par rapport au projet. En effet, penser aujourd’hui implique de pouvoir penser demain et après-demain. L’humain existe à partir de ses créations, qui font partie de repères chroniques ou de processus.

Pour Fernandez-Zoïla, l'anticipation se redéfinit en relation aux deux types du futur du temps : le futur efférent et le futur afférent tels quels apparaissent et se ré-élaborent dans l'exister se temporalisant. « L'anticipation nous semble être une conduite complexe, un objet construit qui fait partie du monde d'artifices humain ; elle se situe entre le présent du temps et le futur à venir. Précisons. Ce monde d'artifices est un monde de médiations qui sépare l'homme de la nature et dans son propre intérieur distingue l'homo natura de l'homme de culture, l'homme transformé. L'homo natura se prolonge dans un au-delà de l'homme, un méta-homme, un Übermensch, Nietzstche a insisté, à sa façon, sur cet au-delà de l'homme et situait l'homme entre le singe et ce méta-homme (malencontreusement, en français, cet Übermensch a été traduit par surhomme et banalisé en « superman »; erreur grossière). Si les malades mentaux souffrent du fait que leurs médiations et leurs médiatisations (avec la nature, avec eux-mêmes, avec les autres hommes) sont incomplètes, mal construites, peu efficaces [...] nous voyons immédiatement que la trouvaille de Sutter est d'importance. Lorsqu'il met l'accent sur la nécessité de se porter en avant de soi-même, il est certain qu'il s'agit là d'une conduite majeure » (Fernandez-Zoïla, 1991, p. 25). Anticiper, c’est donc se porter en avant de soi même dans le futur.

Mais l’anticipation se distingue de la fuite, ou du programme, ainsi que le décrit Fernandez-Zoïla : « L'homme peut organiser une « fuite du temps  » ou « fuir le temps » ; il peut rêver, fabuler, imaginer au sens passif, se laisser prendre dans les filets de l'utopie ou uchronie ; il peut aussi organiser demain, prévoir, « prévisionner », programmer, planifier ; ou encore se transporter dans le futur inconnu mais élaboré mentalement, établir un projet (nous sommes là tout près du sens accordé par Sutter au terme anticipation) fabriquer le futur où il veut aller. Le futur en question n'est pas le même. Ici commencent les difficultés. Le futur qui part du présent pour aller plus loin est un futur ef-férent (c'est celui des programmes), le futur qui est élabore ailleurs, dans le pas-encore, est une œuvre , un objet construit, un futur af-férent qui va fonctionner pour tracter le présent vers lui (c'est le futur- des projets). Eclairons ces deux aspects de l'ouverture ; ils ne s'opposent pas ; ils se super-posent pour se compléter ; leur date d'apparition parmi les outils mentaux n'est pas la même.  » (Fernandez-Zoïla, 1991, p. 25). Anticiper de manière active implique pour l'homme majeur le savoir attendre : être en-temps. Fernandez-Zoïla distingue une anticipation subie (le futur efférent) et une anticipation active (futur afférent), laquelle nous semble intéressante à promouvoir dans un cadre thérapeutique. Tout projet est une sortie de soi, qui se réalise non pas en tant que programme mais en tant que projet. Le désir, moteur de l’imagination, est à l’origine du projet donc de l’anticipation. Ce que le clinicien doit travailler avec le patient, c’est l’avènement du projet en tant que dynamique de désir.

L’anticipation est donc un objet construit de concert par le clinicien et le thérapeute. Selon Marcelli en effet, la particularité des conduites anticipatrices est d’apparaître surtout et principalement dans les interactions avec un partenaire, en particulier dans les échanges riches en vécu affectif et émotionnel que sont les échanges liés aux soins et les échanges ludiques entre mère et bébé (Marcelli, 1986). Le clinicien doit permettre l’instauration de rituels qui prennent un sens au sein de l’action thérapeutique. La véritable anticipation doit être porteuse d’un projet qui soit en accord avec le sujet : « L'anticipation est une conduite complexe dans laquelle figurent plusieurs ingrédients : des connaissances, des affects, de l'espace, de la discursivité, de l'imaginaire, le tout fibré par le temps et transporté par une imagination forte » (Fernandez-Zoïla, 1991, p. 25). L’anticipation active, celle qui replace le sujet au cœur de son projet, est aux antipodes de l’anticipation subie, celle que l’on retrouve dans les états maniaques (discontinuité temporelle, sautillements éparpillés qui entravent l’idée de projet), ou dépressifs (arrêt de l’anticipation). L’anticipation active doit donc être l’un des projets du clinicien et du patient, construite en tant qu’objet médiateur du soin psychique.