VI.2. La rencontre thérapeutique

La rencontre thérapeutique entre clinicien et patient est à analyser, concernant le temps, sousl’angle de la constitution biographique, et du transfert/contre-transfert.

VI.2.1. La constitution biographique

La finalité thérapeutique est la constitution d’un savoir (y compris biographique) sur soi, qui permette une autonomisation psychique et affective. Ce savoir sur soi consiste dans le passage de l’inconcient au conscient : « [l]a traduction de cet inconscient en conscient dans le psychisme du patient doit avoir pour résultat de ramener ce dernier à la normale et de supprimer la contrainte à laquelle est soumise sa vie psychique. En effet la volonté consciente s’étend partout où des processus psychiques conscients se produisent et toute contrainte a sa source dans l’inconscient. […] Ce n’est qu’en faisant usage de nos énergies psychiques les plus élevées, toujours liées à l’état de conscience , que nous pouvons maîtriser nos pulsions » (Freud, 1918, p. 20).

Dans les séances thérapeutiques, pour comprendre un patient, que reconstitue-t-on d’ailleurs, avant toute chose, avec lui ? Une biographie... Toutefois, cette constitution biographique qui appelle à s’inscrire dans le devenir temporel doit pouvoir se prévaloir, pour son efficience, d’une distinction entre motivation et causalité, telle qu’elle a été conceptualisée par Heidegger (1927) et Husserl. Le concept phénoménologique de motivation est en effet opposé à celui, scientifique, de causalité. Cette dernière est agissante (bewirkende) et contraignante (zwingende), alors que la motivation (bestimmende) est déterminante et libre (freie) (Heidegger, 1927, § 26). Le motif parle à l’homme, le tente (dem Menschen anspricht), et il fait entendre une vois (Stimme) à laquelle il est possible de répondre (Op.cit., § 27). Il ne peut agir par lui-même, sans intentionnalité humaine, à l’inverse de la cause. Il n’est enfin un mobile (ein Beweggrund) que dans la mesure où il est compris, et n’est donc jamais indépendant de la compréhension qu’on a de lui (Op.cit., § 249). Il en est ainsi du clinicien (quand bien même Heidegger prend l’exemple du médecin), qui ne doit pas se comprendre lui-même comme la cause efficiente de la guérison, sous peine d’ôter à la relation thérapeutique toute sa dimension humaine et communautaire. Il doit se comprendre et se comporter comme l’occasion (Anlass) de la guérison : l’être en commun, le Mitsein dans la thérapie consiste pour le médecin à laisser-être l’autre, à le laisser guérir par lui-même (Op.cit., § 263 ; Dastur, 1994). Le propre du clinicien est donc de se tenir dans la sollicitude (Fursörge), qui concerne le souci (soin qui caractérise tout rapport à l’étant comme tel) de l’autre, « non point pour lui ôter le souci, mais au contraire pour le lui restituer (Op.cit., § 26). Il ne s’agit donc pas de se mettre dans une pseudo-sollicitude, ou sollicitude substitutive (die einspringende Fürsorge), qui consiste à se mettre à la place de l’autre, à prendre en charge son souci, à remplir sa tâche à sa place et à courir le risque de le placer dans une situation de dépendance et d’assujettissement, qui peut demeurer voilée comme telle. S’agissant du patient, il s’agit alors de ne pas le considérer comme une catégorie nosographique, mais comme Dasein, qui cherche à trouver une authenticité d’existence, au travers d’une relation thérapeutique d’adresse, d’ouverture et de présence, au sein du Miteinandersein (l’être les uns avec les autres). L’accès thérapeutique à une ouverture temporelle implique cette adresse, en premier principe. Toute « maladie humaine » consiste essentiellement en perturbations de l’adaptation et de la liberté (Störungen der Anpassung und Freiheit, Op.cit., § 199) Ainsi, la relation thérapeutique doit mettre en œuvre une modalité du rapport qui anticipe sur la liberté qui doit être recouvrée par le malade. Ce n’est qu’en témoignant de sa propre liberté que le médecin, ou l’enseignant peut rendre l’autre, le malade, à la sienne.

La biographie ne doit donc pas consister en une recherche de cause, mais une interprétation de motifs exposée par le patient lui-même. Les suggestions thérapeutiques en la matière me semblent devoir être prises avec une grande précaution. Par la biographie, il semble urgent que le patient se vive comme un être non seulement historique mais surtout un être temporel. Et très souvent, lors de la constitution de la biographie, nous nous heurtons à des vides, des impasses. Car, bien que nous « prêtions » notre faculté d’historicisation pour mettre en « ordre » chronologique les paroles du patient sur ses événements de vie, la question qui se pose est celle de la temporalité dans laquelle le patient se trouve. S’il s’agit d’une temporalité mythique et non sociale, il n’est pas étonnant que nous rencontrions de réelles difficultés à transformer cette temporalité mythique en temporalité sociale de façon à constituer une biographie. D’ailleurs, dans la psychose, la mémoire biographique du patient est très rarement offerte par le patient lui-même : la mémoire c’est très souvent l’autre (par exemple un membre de la famille dépositaire de la mémoire familiale).

Le rôle du clinicien avec le patient psychotique est d’abord de l’aider à effectuer un travail d’élaboration autobiographique sur les événements de sa vie. Il doit conduire le patient à auto-historiciser son histoire par une mise en récit, qui permette un développement de subjectivation et d’intersubjectivité. Ce faisant, il autorise le patient à élaborer sur sa souffrance par l’élaboration de son histoire, pour s’en libérer et s’autonomiser davantage sur le plan psychique. Pour ce faire, le thérapeute tient lieu « d’appareil à penser les pensées » (Bion, 1962), au sein duquel pourront s’exprimer les figures de l’horreur et de la violence. Il est un dépôt de l’angoisse existentielle du patient. Ce faisant, il permet d’ouvrir des espaces psychiques privés. « Privatiser » la pensée permet de renouer avec une temporalité propre, non assujettie à l’autre, et cela ne peut passer que par un travail subjectif de reconstruction autobiographique.

C’est d’ailleurs ce que souligne Delion. Raconter son histoire à un alter ego permet d’ériger le passé en monument : « L’émergence de son histoire en fait aussitôt une histoire partagée entre ces deux personnes, si bien que l’historicité peut être entendue comme la qualité de ce qui émerge là et va toucher l’autre à qui l’histoire est contée. Cela vaut aussi bien pour une histoire singulière que pour celle d’un groupe, d’une institution » (2004, p. 14). Il s’agit alors d’une « constellation transférentielle » (Op.cit., p. 15), où quelqu’un raconte son histoire à un autre, dans une communauté partagée de la narration : « c’est dans le cadre de ces constellations qu’il me semble possible de tenir la gageure de retenir la chronicité du côté de l’historicité transférentielle et de l’empêcher de sombrer dans la sédimentation anhistorique » (Ibid.). Le thérapeute aide ainsi le patient psychotique à assembler les pages d’une biographie disloquée.

Dans l’espace du transfert, la biographie passe souvent par une spatialisation préalable du temps, dans les quartiers (tel quartier correspondant à telle époque), villes, pays… ainsi que nous l’illustre un exemple de Resnik :

« M.V. : « Je me suis souvenu d’unne séance : « Pour moi le temps est immobile et concret comme un mur de cristal de couleur grise, inébranlable. » Après un moment de réflexion, il ajouta : « J’admire les montagnes parce qu’elles résistent au temps. Elles sont presque inébranlables ». Il raconte encore : « Lors de mon voyage au Tibet, j’ai traversé le fleuve Brahmapoutre, vers l’Himalaya. Je me souviens d’avoir, à un certain moment, marché longuement jusqu’à l’endroit où commença la mousson, le vent. Il y avait du mouvement , de la pluie, et beaucoup de couleurs. Puis, lorsque j’ai abordé la partie sèche du pays, sans pluie et sans vie, je suis retourné en arrière ». Son double corps gelé et spéculaire transformé en paysage lui fait peur. Je lui dis que le vent de la mousson, est aussi le souffle de la vie et le mouvement qui donne vie au paysage. L’humidité et la chaleur revitalisent la terre : son corps n’était plus ni froid, ni sec, il retournait à la vie, il retrouvait peut-être ses racines » (2004, p. 41).

Ainsi, « la psychothérapie est le lieu où s’établit l’ordre de succession . Il est ainsi le lien de reformulation de l’historicité du Moi permettant enfin l’appropriation des « objets temporels » et donc d’une temporalité existentielle. […] au cours de la psychothérapie, la perception psychotique du Moi se modifie, acquérant pour le sujet la consciente historique de l’être-au-monde . Cette conscience s’articule en tant que dialectique de la continuité et de la discontinuité temporelle » (Madioni, 1998, p. 33). La thérapie - et tout particulièrement la thérapie des psychoses -, se fonde sur la reconstitution de la biographie du patient. Le patient doit pouvoir acquérir une notion du temps social et du devenir de soi. La constitution du patient auprès du clinicien de sa biographie permet d’organiser des données événementielles au travers d’une intentionnalité et de l’élaboration d’une chronologie. La biographie consiste en une vision d’ensemble, un aspect synthétisant incluant un temps du récit, marqué par la continuité, dans la dimension temporelle de la narration. La biographie crée un espace de sens pour soi et pour autrui, dans la rencontre avec le clinicien, et permet d’unifier la multiplicité des Moi dans la psychose, au-delà du morcellement identitaire (Madioni, 1998). La biographie est historique, aux confins du récit historique et du récit littéraire (récit de fiction, Ricoeur, 1983, 1984, 1985). C’est ainsi que le décrit Franca Madioni, au sujet du cas Irène : « Les images du récit de la vie de notre patiente ne sont que les images des images, des ressouvenirs à travers lesquels va se créer une fiction. Dans cette opération de mise en ordre des fragments d’histoire , nous entrons déjà dans la forme même du temps. De cette façon, se construit la temporalité en tant que lieu de la rencontre, car le temps est la dimension ontologique de l’intersubjectivité » (Op.cit., p. 53).

La reconstitution biographique est donc la possibilité d’instaurer une continuité, qui permette progressivement au patient de conceptualiser un avant et un après dans une mise en intrigue. Comme nous l’avons vu, cette dernière instaure une identité narrative, un temps de la succession et un temps de la simultanéité du récit, et, ce faisant, la formation d’une subjectivité singulière. Le récit autobiographique est centré sur des événements, donc des actions ponctuelles et achevées, closes sur elles-mêmes (temps de l’aoriste grec). En ce sens, il présente une jonction avec le vécu temporel de la psychose, qui se joue sur le mode aoriste (événements fragmentés, sans lien). Mais le propre du récit est de créer des liens entre ces événements, donc de créer de la durée. Les répétitions souvent à l’œuvre dans la narration psychotique révèlent aussi la nécessité pour la psyché de s’appuyer sur le temps mythique, pour construire ensuite la temporalité linéaire de la mise en intrigue. Le récit se présente donc à l’interface entre fragmentation et liaison, temps mythique et temps social. Le thérapeute apparaît comme l’adjuvant qui va permettre au patient de se représenter la durée et le temps social, à partir de la fragmentation et du temps mythique. Le thérapeute occupe ici le rôle de passeur, au travers de son vécu temporel. Á travers l’aide du thérapeute comme médiateur de fiction sur soi, le récit permet au patient d’instaurer un ordre chronologique, dans le sens d’un avant et d’un après.