VI.2.2. Transfert et contre-transfert

En convoquant l’inconscient, la cure analytique provoque l’appel à une temporalité autre, par le biais de la remémoration et de la répétition. Les Etudes sur l’hystérie portent sur l’organisation de la mémoire. Selon Freud, « [t]out se passe comme si l’on dépouillait des archives tenues dans un ordre parfait ». Mais cet ordre est multiple, d’après un classement chronologique, thématique, par mots-clés, ampleur du traumatisme et degré d’accessibilité. La trace mnésique est conçue selon la métaphore de l’archive, ou pour Lacan du « signifiant en dérive ». La cure doit ainsi d’après Freud : « combler les lacunes de la mémoire ». L’analyse se propose pour finalité la reconstruction de l’histoire du sujet, et sa réappropriation par lui-même, dans une quête d’identité. La rémanence des événementspsychiquesn’est attestée que par leur actualisation en séance. La cure s’organise autour de la levée de la répétition. L’élément-clé de cette levée nécessite le transfert. Freud constate le caractère prégnant de la répétition dans « La dynamique du transfert »: « les clichés se répètent régulièrement au cours de la vie »/ La répétition traduit la mise en échec de la capacité de représentation elle-même. Dans Au-delà du principe de plaisir, Freud note : « Voici pourquoi le patient répète dans le présent au lieu de se souvenir , ce que préférerait le médecin ». Et dans les Essais de psychanalyse, il ajoute : « Le malade ne peut pas se souvenir de tout ce qui est en lui refoulé et peut-être précisément pas de l’essentiel ».

Green mentionne ainsi le cas d’un patient qui ne se rappelle pas son enfance, mais fait preuve d’une mémoire exceptionnelle, au point que les séances sont ponctuées de récits très détaillés. Pour le patient, toutes ces précisions et ces épisodes rapportés de son histoire n’ont d’autre fonction que de graviter autour de l’absence et d’en protéger l’accès. Cette absence avait un lien avec une mère très tôt disparue, sans laisser de traces ; l’absence prend donc corps dans la séance, elle s’incarne. L’analyse a pour tâche de faire parler l’infans. La construction du sens est toujours mise en perspective avec celle de la remémoration de l’événement. Ce sont deux faces d’un même processus. La remémoration du passé ne se fait pas nécessairement avec le statut d’un souvenir, mais avec celui d’un vécu présent. Dans « Remémoration, répétition, élaboration », Freud écrit : « le patient n’a aucun souvenir de ce qu’il a oublié et refoulé et ne fait que le traduire en actes. Ce n’est pas sous forme de souvenir que le fait oublié reparaît, mais sous forme d’action. Le malade répète évidemment cet acte sans savoir qu’il s’agit d’une répétition » (Paris, PUF, 1967).

Il s’agit d’une répétition d’une attitude faite d’émotions, d’affects, accompagnée de fantasmes, que le sujet vit comme une réponse (inadéquate) à une situation présente. Le travail de l’analyste consiste à repérer le caractère définitif et figé de la réponse, et à transposer le registre de la causalité psychique du présent au passé. Dans « Constructions dans l’analyse », Freud souligne « [i]l faut donc, que d’après les indices échappés à l’oubli, il [l’analyste] devine ou, plus exactement, il construise ce qui a été oublié. La façon et le moment de communiquer ces constructions à l’analysé, les explications dont l’analyste les accompagne, c’est là ce qui constitue la liaison entre les deux parties du travail analytique, celle de l’analyste et celle de l’analysé » (Freud, 1985).

Il existe ainsi une comparaison fréquente chez Freud entre le travail de l’analyste et celui de l’archéologue : l’analyse doit reconstruire d’après des vestiges et des traces, et procéder à l’assemblage de ces vestiges.

Le transfert est l’indicateur de cette temporalité passée qui se réactive. Freud note à ce sujet : « Lorsque le deuil a renoncé à tout ce qu’il a perdu, il s’est également consumé lui-même et, dans la mesure où nous sommes encore jeunes et pleins de force, il remplace ses objets perdus par des objets nouveaux, si possible tout aussi précieux ou plus précieux ». Le transfert est comme une adresse, dont le destinataire est toujours autre. Le rendez-vous chez l’analyste consiste à faire le tour des « rendez-vous manqués », comme le suggère Pontalis.

Dès lors, pluraliser le sujet dans son vécu et ses dimensions psychiques, c’est aussi pluraliser le transfert dans son dispositif spéculaire (disposition spatiale analyste/analysé ; mobilité des figures transférentielles ; instauration de lieux métaphoriques, places de l’analyste et de l’analysé). Le transfert donne un caractère d’actualité aux affects inconscients refoulés et aux situations infantiles. La relation présent/passé se conjugue avec celle d’irréel/réel pour justifier « un quiproquo  à contre-temps », selon Neyraut, qui écrit : « Que sont ces transferts ? Ce sont de nouvelles éditions, des copies des tendances et des fantasmes qui doivent être éveillés et rendus conscients par les progrès de l’analyse , et dont le trait caractéristique est de remplacer une personne antérieurement connue par la personne du médecin. Autrement dit, un nombre considérable d’états psychiques antérieurs revivent, non pas comme états passés, mais comme rapports actuels avec la personne du médecin. Il y a des transferts qui ne diffèrent en rien de leur modèle quant à leur contenu, à l’exception de la personne remplacée. Ce sont donc, en se servant de la même métaphore, de simples rééditions stéréotypées, des réimpressions. D’autres transferts sont faits avec plus d’art , ils ont subi une atténuation de leur contenu, une sublimation, comme je dis, et sont même capables de devenir conscients en s’étayant sur une particularité réelle, habilement utilisée, de la personne du médecin et des circonstances qui l’entourent. Ce sont alors des éditions revues et corrigées, et non plus des réimpressions » (Neyraut, 1974).

Le temps vécu dans l’analyse s’inscrit non pas seulement aux antipodes de ce temps mesure objectif des séances, mais en opposition au temps vécu du réel. Dans la vie du sujet en effet, le temps est vécu sur le mode de la prévision et de l’anticipation de l’avenir. Or, dans la cure, la propension à la régression temporelle et affective s’inscrit en contrepoint de toute volonté d’anticipation. Il s’agit par ailleurs en séance d’un temps inégal, ce qui lui confère ce caractère d’insaisissabilité. Le temps de la régression se vit pourtant processuellement dans le temps, au fil des années consacrées à l’analyse. La question du temps dans la séance, qu’a analysée Donnet (1995) dans « Sur l’institution psychanalytique et la durée de la séance » : Donnet pense la question de la scansion avant terme de la séance, dont il craint l’absence de fondement et de limite pour justifier cette abréviation.

La cure donne à voir deux temporalités à l’oeuvre au sein de l’activité consciente : l’une en surface, cheminant selon la régularité qui gouverne le langage et obéit à la formation des séquences linguistiques linéaires selon une progression déterminée, l’autre sous-jacente à la précédente, qui saisit l’occasion de l’association libre pour entretenir un système de liaison aléatoire, changeant, plus ou moins actualisé, nécessitant une autre écoute (attention flottante). Le langage et sa temporalité interne se posent comme interface entre monde extérieur et monde intérieur. Plus le procès de parole avance, plus il est pris dans une double visée : s’approcher vers le nœud du conflit inconscient réactivé par des influences multiples, et s’en détourner, pour éviter une prise de conscience trop pénible. L’arrêt de la séance est une épreuve révélatrice, parce qu’elle est ressentie et supportée comme un moment de rupture ou de soulagement, mais aussi à cause du destin de cette rencontre interrompue. Dès lors, le temps de la cure n’est pas seulement celui qui s’écoule, c’est aussi celui qui permet la mise en réserve des matériaux psychiques qui pourront être utilisés pour de futures constructions. La conscience du temps-mesure, pour l’analysant, ne se révélera qu’à une phase avancée de l’analyse.

Diverses temporalités cohabitent dans un même sujet et nécessitent le cadre de la cure pour se laisser articuler. La séance d’analyse porte un enjeu imprévisible contribuant à délier les nœuds formés dans le passé, permettant de retisser son réseau à la faveur de la conjoncture d’une actualité apparemment sans précédent. C’est le temps de la réactualisation des angoisses survenant lors des expériences de séparation, de la crainte d’abandon, et de la perte définitive de l’objet, dont il était impossible de se remettre ; en somme, des moments de retour intempestif du passé, réminiscences et reviviscences où le patient est propulsé hors de son vécu ordinaire.

De par le détachement de la réalité impliqué dans le délire, la question de l’existence du transfert chez le sujet délirant se pose. En effet, il existe un transfert chez les patients délirants, différent de celui que Freud (1912) décrit chez ses patients névrosés (« névroses de transfert »).Freud (1911) lui-même le montre à propos de la relation de Schreber à son médecin Flechsig : celui-ci n’est autre que le « substitut » du père de Schreber ; Freud parle de « délire de transfert ». Gimenez (2000) reprend ce terme à propos des sentiments de haine et d’amour que le patient ressent ou exprime dans la relation au clinicien à travers l’idéalisation ou la persécution : il parle de « transférentialisation du délire » afin de décrire la façon dont le clinicien peut être intégré dans le monde délirant du patient. Le thérapeute est alors investi narcissiquement en devenant le nouveau contenant d’un trop plein d’excitations internes et indicibles ainsi que le lieu de dépôt de l’idée délirante ; il est alors « trouvé-créé » (Winnicott, 1968), c’est-à-dire trouvé à l’endroit où le patient crée de manière omnipotente son délire. Au niveau contre-transférentiel, le thérapeute doit tolérer les projections du patient, sa possible dissociation…, et détecter à quelle place il est mis par le sujet délirant.

En outre, nous reprenons l’idée de Bertagne, Pedinielli et Von Kracht (1990) selon laquelle le transfert chez les patients psychotiques ne s’inscrit pas dans une simple répétition, mais est une « édition » : si l’idée délirante s’inscrivait dans une tentative échouée d’historicisation, le transfert serait alors la relation permettant d’initier la chaîne associative constitutive de l’histoire du patient. Le passage par le transfert va initier la construction par le patient de sa propre histoire, consolider la recherche de son lien avec le monde et la reprise de contact avec les autres. Il existe une alliance entre le thérapeute et la partie du patient capable de coopérer. La relation transférentielle met en jeu la « partie saine du Moi » (le thérapeute peut s’appuyer sur cette partie de la personnalité qui entretient un lien « normal » à la réalité, pour interpréter) et le noyau psychotique.

Il ne s’agit pas pour le thérapeute de confirmer ou récuser les éléments délirants du patient, mais de contenir la détresse de celui-ci et d’écouter ce qu’il dit. Le délire s’ancre de manière identitaire et défensive, il ne saurait donc être question alors de s’y « attaquer » de front sans respecter ce que le psychisme du patient a trouvé comme moyen pour continuer à vivre à un moment donné. La partie du patient qui « hait la réalité » (Resnik, 1999, p. 112) attaque la pensée, en particulier celle en rapport avec l’élément de réalité dénié. Le patient tisse une toile hermétique qui empêche le passage de la communication, et entretient la distance entre lui et son interlocuteur. Le thérapeute doit donc permettre au patient de trouver les mots pour dire, et devenir le médiateur entre la réalité psychique délirante du patient et la réalité externe. L’asymétrie du cadre thérapeutique fait alors place à un moment donné à une « symétrie dans l’inconscient » (Benedetti, 1995) ; le thérapeute partage son monde avec le patient. Si la thérapie engage un travail sur le contenu délirant, elle s’applique aussi à la reconnaissance par le patient de son type de lien à l’environnement, à sa perception et à sa pensée. Le patient délirant dénie la réalité car il ne peut s’en abstraire (Hochmann, 1986) ; la thérapie doit donc lui permettre de faire rentrer la réalité externe en résonance avec la réalité interne et délirante, de la mettre en perspective. Le patient est alors conduit à s’interroger sur ce qui s’est passé et sur le déroulement de son histoire, afin de développer un « sentiment suffisant de continuité intérieure » (Quartier-Frings & Liermier, 1997, p. 135), modifiant ainsi ses identifications, sa représentation de lui-même et de l’autre. Les doutes, l’attitude d’interrogation, la discussion autour de certaines formulations verbales entre le thérapeute et le patient vont conduire ce dernier à développer son attitude réflexive.

Resnik évoque ainsi : « le transfert est une archéologie du présent . Il s’agit de retrouver les traces de la mémoire d’une culture inconsciente et personnelle à travers l’actualité par le transfert » (1999, p. 12). Le transfert est une reviviscence de la temporalité archaïque, mythique. Le thérapeute doit donc « concevoir la vie comme une biographie à la fois enracinée dans l’aube de l’histoire de l’individu et « déracinée » dans la psychose » (Op.cit., p. 20). « L’expérience psychanalytique est une recherche sur le temps dans l’espace du transfert, une archéologie du présent » (Op.cit., p. 43). Avec le délire, il s’agit d’une fuite vers un autre lieu, un autre corps, une autre vie. Lorsque la personne psychotique ne supporte plus son propre espace de vie (son corps, sa peau, ses vêtements…), elle ne peut plus garder les pieds sur terre. Elle va donc tenter de s’envoler grâce à une sortie de « lévitation migratoire », afin de trouver un soulagement à sa souffrance, une nouvelle existence, un autre port, une autre porte » (Op.cit., p. 49). C’est pourquoi, dans la relation transférentielle, le thérapeute doit migrer temporellement et spatialement avec le patient. Resnik évoque ainsi un patient qui l’a conduit, « par le biais du transfert, dans de longs voyages à travers le temps et l’espace. Parcourant le désert biblique, il a fait revivre tantôt Moïse conduisant le peuple d’Israël, tantôt Isaac sacrifié par Abraham pour apaiser la colère divine » (Op.cit., p. 57). La structure du tems fragmenté dans la psychose est une condition de la relation intersubjective. Le thérapeute doit pénétrer dans la temporalité mythique présente lors du délire, dans le monde de la mort, de la non-existence et de l’absence, dans les phases hors-délire. Le clinicien doit donc être suffisamment au clair avec ses propres processus psychiques pour s’autoriser l’accueil contre-transférentiel du délire et le partager, tout en gardant une partie non délirante, régie par la temporalité sociale, et vers laquelle il doit conduire le patient. Cette interaction transférentielle me paraît de loin l’outil thérapeutique le plus efficace. Progressivement, le patient partagera cette part non délirante du psychisme du thérapeute, et accèdera à une temporalité sociale.

Il est évident que la thérapie ne peut avoir lieu que sur une régularité et une rythmicité à long terme, la modification psychique attendu étant envisagée sous l’angle d’un développement, d’une maturation temporelle qui nécessite de la durée. Benedetti parle ainsi de « transvasement » entre les psychismes du patient et du clinicien. Pour le dire autrement, « [e]n ce sens , la relation thérapeute-patient est, en soi, structurante et signifiante, car le thérapeute fonctionne comme un support intentionnel de la conscience du Moi de son patient . La relation ouvre dans le monde égoïque fragmenté, narcissiquement clos, du patient l’espace de l’intersubjectif » (Madioni, 1998, p. 72). La rencontre entre clinicien et patient psychotique instaure « l’aire intermédiaire dans laquelle a trouvé place l’intersubjectivité comme catégorie transcendantale de la subjectivité » (Op.cit., p. 168) Il s’agit pour le patient d’un devenir-sujet, fondateur d’une identité narrative : « Devenir un sujet (Je) n’est pas du tout un « a priori » existentiel mais une opération de construction et de modelage se faisant par étapes successives. Il s’agit d’une opération complexe qui peut s’interrompre ou se modifier à chaque étape. Ce processus dynamique de l’être sous-entend la fragmentarité du sujet comme forme pré-existante à toute expérience perceptive, donc pré-existante à la conscience du Moi. Mais en même temps le morcellement comme forme pré-existante est la forme d’existence se reproduisant face à toutes situations de crise qui demandent au sujet de se remoduler. Dans chaque situation existentielle le sujet doit réaménager la structure de son être-au-monde-avec-autrui » (Op.cit., p. 169). La thérapie de la psychose doit se comprendre comme un processus de constitution de la subjectivité. Le morcellement psychotique peut alors être, grâce à la rencontre transférentielle, intégré dans le développement temporel du devenir, dans une synthèse subjective, incluant la succession, la simultanéité, la permanence et les variations.

Les difficultés qui peuvent se rencontrer dans la thérapie des psychoses consistent, d’une part dans la rechute et la chronicité, d’autre par, dans l’hyperinvestissement du cadre de l’événement (Grange-Ségéral, 2001). Or, la rechute est aussi un moyen de travailler sur la temporalité psychotique. La rechute n’est jamais identique à une autre rechute. Cette dynamique se retrouve dans les entretiens, selon le rythme de la présence/absence. La chronicité apparaît ainsi comme un adjuvant de la cure, qui permet de travailler sur la durée ces phases de régression/progression, y compris pour les équipes soignantes en institution : malgré la rechute, le fonctionnement psychique s’organise comme une spirale qui avance : loin d’une absence catégorique d’issue nouvelle, la rechute permet que quelque chose se joue autrement. Quant à l’hyperinvestissement du cadre de l’événement, il s’agit d’un mode de conservation de l’événement traumatique par assiègement de son pourtour concret (Op.cit., p. 87-88). Dans les processus chronicisés, un processus de fétichisation du cadre est en place, ce qui peut expliquer l’aspect répétitif et interminable de l’investissement de l’espace, qui devient une temporalité figée, celle de la répétition stéréotypée ou des ruptures, qui peuvent alors tenir lieu de cadre circulaire sécurisant. Face à cette difficulté, le thérapeute doit poursuivre la mise en place d’un cadre contenant et enveloppant, qui permette au patient d’opérer une déprise progressive de cette fétichisation, par intériorisation de la sécurisation temporelle créée par le thérapeute.

La temporalité se partage dans l’intersubjectivité. Concernant le développement de la perception du temps chez le bébé, nous avons pu voir (cf. III.1., supra) les aspects créatifs de l’intersubjectivité (entre la mère et le nourrisson), ainsi que la rythmicité dans le partage d’affects. « La relation avec l'avenir , la présence de l'avenir dans le présent semble encore s'accomplir dans le face-à-face avec autrui. La situation de face-à-face serait l'accomplissement même du temps; l'empiètement du présent sur l'avenir n'est pas le fait d'un sujet seul, mais la relation intersubjective »(Lévinas, 1982). Pour Lacan, le sujet est divisé et ne saurait s’abstraire de la présence de l’autre. Il est donc impossible de réduire l’identité du sujet à une relation de soi à soi, mais tout sujet s’inscrit dans une aliénation, avant une médiatisation dans le langage, renvoyant dans l’inconscient ce qui ne passe pas dans le discours. Aulagnier pense, dans cette perspective, que la relation à soi, donc à l’autre, commence par ce temps où l’autre préexiste et constitue « l’espace où le Je pourra advenir ». Comme chez Lacan, la temporalité se pense en regard du compromis identificatoire du sujet quand il se heurte à l’autre. L’autre c’est le premier autre, la mère, puis les autres, sans omettre le milieu social dans lequel le couple est inséré. L’enfant est donc anticipé et accueilli, en fonction d’attentes qui le structurent malgré lui. L’avant engendre l’après, mais l’anticipe, et lui donne une forme, vis-à-vis de laquelle le sujet devra se situer, et où il puisera ses repères identificatoires. L’après-coup déplace le passé dans le présent en ne le rendant efficace que dans un temps second ; l’anticipation à l’inverse attire le futur dans le présent et même dans le passé. La mère projette sur l’enfant son « ombre parlée ». La mère est le « porte-parole », l’espace parlant originel où le Je s’inscrit comme une « instance constituée par le discours ». Elle opère une double jonction : entre les manifestations de l’infans et le monde, et entre le monde et l’infans en tant que déléguée d’un ordre extérieur dont elle lui énonce les lois et les exigences. Le rôle de la mère est donc déterminant dans la formation des psychoses. Dans l’autisme, la relation même a été défaillante : « le monde dans lequel se meut l’autiste et certains phénomènes hallucinatoires particuliers qu’on rencontre dans le vécu psychotique nous éclairent sur les conséquences de la catastrophe que représente pour le sujet la disparition du signe « relation » dans son capital représentatif, ou plus exactement la réduction de son usage à une forme relationnelle fixée une fois pour toutes, immuable ». Ce vécu psychotique guide sur le besoin de relation affective qui est nécessaire dans la thérapie, pour rétablir chez le patient « l’affectivité -contact » » (Tatossian, 1979). Pour l’enfant autiste, qui n’a pas de relation avec les objets, ceux-ci sont remplacés pour lui par la sensation qu’il peut ressentir à leur contact ; son corps n’a d’existence qu’en tant que sensation qu’il crée par une autostimulation répétitive (comme par exemple un balancement). De même, l’autiste s’oppose à toute espèce de contact avec des stimuli venus de l’extérieur, qu’il ne peut ressentir que comme des intrusions insupportables. La réalité est donc autoengendrée par l’activité sensorielle.

Cette intersubjectivité dans la clinique des psychoses pose, outre la question du transfert psychotique, celle de la relation d’objet dans la psychose. Dans le transfert psychotique, le Moi psychotique gonfle par le délire, et se dégonfle avec une dépression narcissique et un désinvestissement. Dans le délire psychotique, l’expérience est d’allure mégalomaniaque : le Moi est le Monde.

Dans le cas Mathieu (cf. II.4., supra), la mort est vécue de façon imminente en entretien. Dans le délire, il convoque beaucoup de divinités qui président au sort des événements. Les voix qu’il entend agissent comme des interventions divines, auxquelles il consacrerait « comme un offrande, avec une momification contre le mur, quelqu’un de mort » et qui seraient à l’origine des sensations physiques qu’il éprouve (picotements, fourmillements…). Il semblerait même que, pour Mathieu, les symptômes physiques disparaissent à l’extinction des voix et qu’il attende beaucoup de son traitement sur ce point. Contre ces démons, il n’y aurait pour seul recours que l’aide omnipotente des divinités, dont la divinité « Psychologie », que j’incarnerais dans le transfert, et qui aurait la puissance de faire fuir les esprits malveillants. La mort est donc commanditée par les voix divines, mais ces dernières peuvent être contrées, par d’autres voix divinisées, cette fois-ci dans le transfert sur ce que je représente pour Mathieu, par une psychologie alliée, toute puissante en processus paranormaux. Lorsque les voix cessent, sont chassées, le risque de mourir s’amenuise. D’ailleurs, en entretien, curieusement, les voix ne sont pas présentes et se sont tues.

Ainsi, la rencontre entre le patient et le clinicien ne peut se faire que dans le surgissement de la présence : la souffrance de la conscience malade fait irruption dans la conscience jusque-là protégée du clinicien (Bin, 1992). Le clinicien doit médiatiser la pathologie de l’immédiateté et de la médiatisation où s’organise le malheur du psychotique, qui souffre de ne pas pouvoir être lui-même, de ne pas pouvoir pleinement exister en tant qu’humain. La rencontre est d’emblée perturbée, puisque le fond relationnel à partir duquel des soi pourraient se constituer authentiquement est prblématique. Ce fond relationnel peut subir un manque complet, partiel ou faussé selon que le patient est totalement absent de la situation ou que sa présence y est lacunaire, ou bien qu’il s’y constitue d’une façon distordue. En cela, le délire est un adjuvant, puisqu’il permet au clinicien de s’inscrire dans le rôle délirant que lui dévoue le patient. Il s’agit de créer des espaces relationnels où le Moi se constitue en échange mutuel avec le milieu, l’autre ou lui-même. C’est ce que Bin conceptualise sous le terme d’aïda, cet intervalle entre ces deux pôles : l’aïda c’est l’entre, mais tel qu’il se constitue de l’intégralité de la faille et de ses bords. Bien plus, la difficulté de la rencontre marque la nécessité de la rencontre : « En fait, s’il n’y avait pas l’enjeu des relations interpersonnelles il n’y aurait pas de schizophrènes. […] En l’absence radicale des autres, il ne pourrait y avoir ni psychose ni trouble de l’identité du Moi. Cela ne signifie-t-il pas, par conséquent, que l’identité du moi, le soi-même, soit une fonction de la relation interpersonnelle ? » (Bin, 1992, p. 36).

Le rôle du clinicien est donc de se faire le porte-parole du patient, et d’accueillir l’altérité, pour la penser dans une intersubjectivité. C’est aussi la question que pose l’assistant psychiatre à Mélusine, lorsqu’il lui demande si elle pense que, malgré leurs mondes très différents, ils peuvent tout de même essayer de se comprendre. Dans le contre-transfert, le clinicien peut rapidement avoir l’impression d’être happé dans un transfert massif, comme pseudopode indifférencié (Gimenez, 2002), autre soi-même du patient, appartenant presque au corps du patient, comme prolongement fusionnel. La nécessité de supervision s’inscrit particulièrement dans ce contexte, car si le clinicien doit se situer dans l’entre-deux, entre cette appartenance fusionnelle et indifférenciée, et un monde tiers et différencié, vers lequel il a à conduire le psychisme du patient. La partie du clinicien, qui doit rester différenciée, est celle que j’appelle « le clinicien, grand horloger », c’est celle de la temporalité sociale. L’autre partie est celle de la « symbolisation temporelle », celle qui, de l’indifférenciation, permet un processus de symbolisation vers la partie « grand horloger ». Très souvent, dans le contre-transfert, le clinicien est pris dans l’urgence psychotique, ou au contraire, un ennui très mélancolique. C’est en cela que la partie « grand horloger » peut l’aider à introduire de la symbolisation dans la partie qui est en connexion directe avec la souffrance du patient et sa relation d’objet fusionnelle.

Dès lors, il pourrait être intéressant de comprendre plus précisément la spécificité du lien entre relation d’objet et processus délirant, à travers la notion de temporalité. La relation d’objet fusionnelle, qui implique l’absence de discontinuité et le déni de la perte, entrave certes l’accès à une temporalité linéaire, mais est-elle strictement identique dans le processus délirant incluant la temporalité mythique sacrée, que dans le vécu temporel régi par la temporalité mythique maudite ? Il nous semble que l’instauration du sacré introduit une dimension potentiellement tierce dans la relation à l’objet, celui d’un rôle sacré qui permettrait d’espérer une unité psychique. Selon Resnik, « l’espoir du moi psychotique est d’inventer un Messie, un moi-guide charismatique ou de se travestir lui-même, en Messie, pour projeter alentour les fragments de son univers mutilé, déboussolé et en quête d’un chemin. » (Resnik, 1994, p. 106). Si l’évolution du processus délirant est corrélée à celle de la relation d’objet, voire de la rencontre intersubjective (Barthélémy, Gimenez, 2003), nous faisons l’hypothèse d’une mise en travail possible de la temporalité chez le patient, dans l’intégration progressive de la temporalité mythique et de la temporalité sociale.