VI.3. La créativité psychique et la symbolisation

La symbolisation concerne aussi une symbolisation d’ordre temporel, ainsi que nous allons le décrire, ce qui autorise des perspectives thérapeutiques fécondes autour de la créativité artistique.

VI.3.1. La symbolisation

Le rôle du clinicien est de permettre l’accès à la symbolisation chez le patient. Le clinicien tient alors la place du« médium malléable » de l’objet (Roussillon, 1991, 1995, 1999), notion empruntée à Milner (1977) pour décrire la fonction de l’objet-chose externe dans le processus de symbolisation primaire du sujet : l’objet (chose) doit être suffisamment malléable (ex. pâte à modeler), ce qui suppose des qualités spécifiques (indestructibilité, extrême sensibilité, indéfinie transformabilité, inconditionnelle disponibilité, animation propre…), pour pouvoir être médiateur de la symbolisation, et symboliser la symbolisation elle-même. Ces qualités s’appliquent d’abord à l’objet primaire, à l’objet maternant, qui doit avoir une fonction symbolisante, présenter des qualités de medium malléable, et survivre à cette utilisation. C’est aussi en cela que le thérapeute fait figure d’immortalité et de repère pour développer une perception du temps linéaire.

Pour instaurer l’expérience de la continuité du sentiment d’exister, une figuration de la durée et des contours, le processus psychique à l’œuvre est celui de la symbolisation. La thérapie des délires doit pouvoir s’étayer sur la symbolisation et donc les processus de médiation. Il s’agit pour le thérapeute de conduire le patient à expérimenter une aire transitionnelle, qui articule la réalité interne et la réalité externe dans une séparation laissant place à un espace de pensée. Ainsi que le rappelle Winnicott, le rôle du thérapeute est fondamental, car il doit accompagner le patient dans cette symbolisation : « La psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute.[…] Le corollaire sera donc que là où le jeu n’est pas possible, le travail du thérapeute vise à amener le patient d’un état où il n’est pas capable de jouer à un état où il est capable de le faire » (1951-1953, p. 55).

Concernant l’importance de la place de la culture (qui est l’aire transitionnelle par excellence, selon Winnicott) dans ces processus de médiation, on peut aussi songer à des formes de thérapies, telle que l’Art-thérapie (ateliers d’écriture, dessin, modelage etc.). L’intérêt de l’expérience esthétique est de s’enraciner dans la sensorialité (l’étymologie d’esthétique signifie « sentir »). Or l’archaïque, que l’on tente de symboliser à travers le medium artistique, est toujours teinté de cette sensorialité, que l’on retrouve dans le délire. L’art, mais plus généralement la culture, permettent donc de symboliser les traces archaïques sensorielles qui, se retrouvent dans le délire.

L’aire transitionnelle (qu’elle s’exprime dans le jeu pour les enfants ou dans les expériences artistiques et culturelles pour les adultes) est l’aire du « faire semblant » et de la dotation de sens. C’est en cela aussi que le psychodrame (théâtralisation des pulsions) est souvent utilisé pour les patients délirants. Aussi la médiation ne saurait être réduite à un simple outil technique. Sans accompagnement thérapeutique, certains ateliers peuvent être perçus comme terrorisants par les patients délirants, voire même persécuteurs (par exemple, un patient se sentait absorbé par le trou qu’il avait creusé dans l’argile). Encore une fois, l’atelier artistique peut être un medium adéquat à l’instauration d’une rencontre transférentielle entre patient et thérapeute, qui ouvre vers d’autres horizons temporels. En somme, l’accès à la symbolisation par la médiation n’a d’impact que dans une pensée qui émerge dans le lien intersubjectif.

Dans le travail clinique analytique, l’expérience intolérable, transformée par le délire, doit parvenir à se symboliser. Ce travail se fait par l’intermédiaire d’une relation intersubjective avec le clinicien (cf. VI.2., supra). Le rôle du thérapeute s’inscrit dans une réassurance et un apaisement de l’état de détresse ; par cette réaction, il permet au patient de reprendre, après transformation, l’éprouvé de désastre expulsé dans le thérapeute par l’identification projective. La thérapie analytique s’apparenterait ainsi à une « déconstruction de l’idée délirante » à travers un travail d’élaboration, de symbolisation. Le thérapeute doit être le « décodeur-modérateur » (Meltzer, 1967) des éprouvés du patient ; par ses interventions, il tend à transformer l’excitation, jusqu’alors mise en dépôt dans le délire, en message relationnel. La « fonction alpha » (Bion, 1957) du thérapeute, en tant que fonction transformative élaborative va permettre au patient de « détoxiquer » les tensions brutes, non gérables et non symbolisées (« éléments bêta »), présentes dans le délire.

La thérapie implique l’abandon d’une partie de soi (délirante) et d’une manière d’être ; cette transformation de soi ne va pas sans un fantasme de mort et de renaissance. Perdre son délire signifie pour le patient perdre ce qui était idéalisé par lui et « perdre son monde » (Resnik, 1999 ; Benedetti, 1996). L’expérience psychanalytique conduit à supporter la douleur d’être confronté à ce qui était intolérable jusqu’alors. Le patient peut alors accepter de faire le deuil de sa toute-puissance idéologique (Resnik, 1999), reconnaître qu’il a souffert, et parfois chercher les raisons qui l’ont fait recourir à la solution délirante. La phase lors de laquelle le patient est confronté à la perte de ses idées délirantes, est aussi propice à une intervention thérapeutique, sans doute à un stade élaboré.

Il convient de souligner par ailleurs l’importance du langage dans la thérapie, pour dire le vécu temporel. Le rapport au langage évoque un processus de symbolisation très élaboré (sans doute le plus élaboré des différents stades de la symbolisation, dont on peut avoir l’accès à travers l’art. La façon dont la personne se raconte dans le langage traduit les processus psychiques qui la traversent.

Segal évoque de fait que la symbolisation trouve un vecteur privilégié dans le langage : « La capacité de communiquer avec soi-même en utilisant des symboles est, je pense, la base de la pensée verbale. C’est la capacité de communiquer avec soi-même au moyen de mots. Les communications internes ne sont pas toutes de la pensée verbale, mais toute pensée verbale est une communication interne au moyen de symboles – de mots » (1986, p. 108). C’est pourquoi il semble important de s’interroger sur le rapport du délire à la narration littéraire (cf. IV.3.2. infra).

Dans un article que j’ai écrit sur la symbolisation (Bilheran, 2005), j’ai mis en avant le rôle de la « symbolisation décryptée », qui exprime un ordre logique et figuratif direct (représentation directe), et qui succède, dans le développement psychique, à ce que j’ai appelé « la symbolisation en représentation » (ordre symbolique ou figuratif indirect, représentation indirecte). La symbolisation décryptée concerne le travail analytique, et consiste à décrypter la métaphore, afin d’en saisir la portée et la signification. Je prends l’exemple de M. A., patient schizophrène, qui évoque qu’à chaque fois qu’il se masturbe, il ne parvient jamais à éjaculer, car il est persuadé qu’une femme, à l’aide d’une télécommande, l’en interdit. Lors d’un entretien, il reconnaîtra que cette femme est sans doute sa propre mère. En séances, M. A., en travaillant sur ses dires, verra que la « femme à la télécommande » n’est autre que sa propre mère, et comprendra que son impuissance sexuelle provient de cette peur qu’il a de sa mère, et de sa représentation afférente (ce que nous appellerions « surmoi maternel »). Cette élaboration est le passage du langage d’ordre métaphorique au langage d’ordre logique. La question demeure de savoir ce que crée l’ordre métaphorique par-delà l’ordre symbolique, et quelle production d’inconscient est à l’œuvre dans la cure.

Ensuite, le sujet, et particulièrement l’analysant, travaille sur la traduction langagière de cette représentation, qui n’avait de signifiant que figuratif et interne au sujet. Dès lors, le langage de la symbolisation est métaphorique, la « femme à la télécommande » figurant la mère, dans le cas de M. A.

Le propre du symbole est donc d’opérer par correspondances analogiques. Conformément à ces substitutions analogiques, un symbole sera privilégié à tout autre par un sujet pour correspondre à la représentation, ainsi qu’à l’idée et l’affect qui lui sont associés 16 . L’analogie dit en même temps qu’elle dissimule, et la fonction de dissimulation est primordiale, en ce qu’elle autorise des réaménagements psychiques « confortables ». En somme, la symbolisation substitue à la représentation initiale une autre représentation, tout en conservant l’affect initial qu’elle associe à cette nouvelle représentation. Cette confusion introduite par le psychisme permet de préserver un équilibre « métastable » 17 face à la lésion traumatique, en un temps donné 18 .

Dans ce cadre, l’objet de la cure analytique consisterait en l’accueil, voire la convocation, d’une retranscription de cette représentation symbolique en mots, en langage métaphorique. La nature de cette retranscription demeure extrêmement problématique : qu’est-ce qui justifie, sinon motive, le « saut » de la représentation symbolique au langage métaphorique ? Ou plutôt quelles sont les conditions du passage du figuratif interne au langage ? Pourquoi semble-t-il plus aisé de figurer (en un dessin, en art…) que de dire ? Enfin, ne pourrait-on pas distinguer plusieurs natures de métaphores et, plus particulièrement, une spécificité de la métaphore psychotique ?

Tout d’abord, il convient sans doute d’analyser la différence essentielle entre névrose et psychose dans les conditions d’accès à la métaphore linguistique, ce qui laisse supposer que la symbolisation n’y est pas de même nature. De fait, la spécificité du psychotique sera de prendre la métaphore (y compris la métaphore temporelle : « le temps passe », par exemple) au pied de la lettre et de lui donner « corps ». Dès lors, l’une de nos hypothèses consistera à emprunter la distinction entre originaire et primaire qu’opère Aulagnier (1975, p. 25-213) afin de l’appliquer à la symbolisation.

Aulagnier distingue en effet trois processus de « métabolisation » de l’activité de représentation, en fonction de leur apparition temporelle. L’originaire recèle la représentation « sensorielle » (le pictogramme, cf. IV.1., supra) ; le primaire, le phantasme (la figuration) ; le secondaire, l’énoncé (l’idée). Dans l’originaire, un éprouvé du corps qui accompagne une activité de représentation donne lieu au pictogramme, qui perdurera tout au long de l’existence, malgré les processus primaire et secondaire. Ne pourrait-on pas alors distinguer des niveaux de symbolisation : un niveau de symbolisation originaire et un niveau de symbolisation primaire ? Dans la névrose, la substitution de représentation aurait lieu, dans la plupart des cas, à un niveau primaire. Le névrosé se réfèrerait ainsi, dans son usage de la métaphore, à que nous appelons la symbolisation primaire. En revanche, la psychose se caractériserait très souvent par une représentation « sensorielle » et, ce faisant, empreinte d’originaire (ce qui ne saurait signifier qu’elle n’emprunte qu’à l’originaire). Le psychotique, connaîtrait alors, pour alimenter son délire, la symbolisation originaire, et projetterait dans la réalité une image proche de sa représentation pictographique. Dans la psychose, la relation de l’énonçant à l’acte d’énonciation aurait toujours un rapport avec l’originaire.. Á ce sujet, Aulagnier note chez le schizophrène une « sorte d’étrange réification du flux discursif ». Par exemple, un patient paranoïaque M. G. employa, un jour, en entretien, l’expression « il ne faut pas gober des œufs » pour dire qu’il ne fallait pas chercher à comprendre l’origine des choses… La métaphore ici relève de la symbolisation originaire, dans la mesure où il s’agit de l’évocation d’une représentation sensorielle où l’oralité prime, donc d’une image pictographique. Mais l’on pourrait également convoquer, dans les Mémoires d’un névropathe de Schreber (1903), certains passages comme celui-ci : « il y eut, d’autre part, un temps où les âmes qui s’étaient branchées sur moi par les raccordements de nerfs, épiloguaient sur une prétendue pluralité, chez moi, de têtes (à savoir que j’aurais possédé plusieurs individualités sous un seul et même crâne), ce qui les faisait aussitôt s’enfuir effrayées en criant : « Au nom du ciel, un homme à plusieurs têtes ! » » (Op.cit., p. 73). La métaphore des raccordements de nerfs évoque une symbolisation originaire (sensorielle) et ce, d’autant plus que ces âmes « parlent » à l’intérieur de Schreber (hallucinations auditives). La métaphore de la pluralité des têtes est aussi une symbolisation originaire de l’intrusion de la parole de l’autre à l’intérieur du psychisme de l’infans.

Le référent métaphorique du psychotique serait donc l’originaire à travers le pictogramme , quand celui du névrosé serait le primaire à travers le phantasme. La distinction entre ces deux natures de symbolisation permettrait, ainsi, d’expliquer la différence entre névrose et psychose dans le recours au langage, mais aussi de comprendre l’importance de la créativité artistique dans la psychose. Le pictogramme figure, tandis que le phantasme raconte, et la démarche thérapeutique doit consister en un accompagnement du stade pur de la figuration (arts figuratif ou kinesthésiques) au stade de la narration (arts nécessitant le langage). D’autre part, Aulagnier distingue, à juste titre nous semble-t-il, un primat du représentatif (qui relève de l’originaire) sur l’accès au langage (qui relève du secondaire). Dans la mesure où nous posons comme hypothèse que la symbolisation psychotique s’enracine davantage dans l’originaire, le recours à une forme d’expression graphique, sinon artistique, semble plus aisé qu’un énoncé pour exposer la représentation mentale. Car la représentation, contrairement à l’abstraction requise par l’énonciation, s’ancre originellement dans le sensible (sensorialité et affectivité présentes dans le pictogramme).

Notes
16.

Les critères de sélection d’un symbole sont complexes, en ce qu’ils relèvent non seulement de l’histoire particulière d’un sujet, mais aussi de son environnement culturel, et nécessitent souvent la cure analytique pour être mis en lumière.

17.

La notion de « système métastable » renvoie en physique à un système localement en équilibre qui parvient à supporter des perturbations jusqu’à un certain seuil mais qui, au-delà de ce seuil, devient instable. C’est ce système métastable qu’évoque ainsi les termes de « réaménagements psychiques con-fortables ».

18.

Et la cure intervient pour lever les refoulements qui sont devenus inutiles et nuisibles, alors qu’ils furent utiles à la préservation de l’équilibre psychique dans le passé.