VI.3.2. La créativité psychique

Paul Klee écrivait : « Faire œuvre d’art , c’est ouvrir le entre qu’inaugure la fixation d’un point dans le chaos ». Ce « entre » est initié par l’intersubjectivité avec le thérapeute, en tant que « rencontre et ouverture du réel  » (Maldiney). C’est aussi ce qu’indique Haag en ce qui concerne la thérapie de l’enfant psychotique : « Il semble donc bien que ce soit l’émotion partagée dans la rencontre élationnelle, comportant une composante esthétique mettant particulièrement la mémoire en action, qui soit une des choses les plus restauratrices, plus que le corps à corps et d’éventuelles expériences régressives formelles dans l’optique de redonner des satisfactions primaires (redonner le biberon, par exemple). La recherche d’une intense communication/compréhension avec des équivalents symboliques concernant les représentants très concrets des premières relations et identifications semblent plus utiles » (Haag, 1987, p. 38). Par la médiation de la créativité artistique et de l’expérience esthétique, la thérapie permet de « refabriquer ces phénomènes de duplication qui permettent la séparation sans trop d’arrachement dommageable » (Ibid.)

De surcroît, ce qui fait sens dans la médiation artistique en ce qui concerne la temporalité, est le rythme de l’œuvre d’art : « La dimension formelle d’une œuvre d’art est son rythme. Tout rythme est unique, il n’est pas constitué de rythmes partiels. Il est intégrateur de moments non rythmiques qu’il reprend dans l’espace unique dont il est le générateur et dont il fait ainsi des moments de forme. Voilà pourquoi une œuvre se donne unique, d’un coup, ou ne se voit jamais. Si une œuvre ne surgit pas, c’est qu’elle ne répond pas à sa condition d’existence » (Maldiney, 1973, p. 102). L’art est porteur du rythme qui fonde l’existence. Dans la rencontre à l’œuvre, Maldiney évoque « la révélation de l’existence dans la surprise d’exister. La dimension esthétique est fondamentalement existentiale. […] Toute présence à est une rencontre de moi unique avec un autre unique » (Op.cit., p. 103). C’est ainsi qu’une œuvre d’art ne peut être un objet d’art.

Dans la psychose, le recours à la création artistique est fondamental, sur un plan thérapeutique. Maldiney prend ainsi l’exemple de la schizophrénie, où la dimension existentiale du Rien (ou du Vide) est révélée et signifiée par son absence. « En témoignent les dessins et les peintures des schizophrènes. Leurs aspects ou traits caractéristiques (fermeture, obsession de la limite et de la complétude, insistance ornementale, segmentation et multiplication ou répétition des éléments formels) sont autant de façon de proscrire ou de conjurer le vide. C’est dans le vide, dans la faille du Rien, que chacun court le risque de soi-même, s’advenir ou s’anéantir. Mais là où tout est joué, où plus rien n’est à être, du vide ne peut sortir que le même avec sa menace sans hasard, le même d’une présence sans dépassement, prise dans l’étreinte d’elle-même. Aussi s’agit-il avant tout de le colmater. Mais un malade qui fait œuvre recouvre quelque chose de son pouvoir-être et se tient dans une certaine précession de soi » (2004a, p. 32). Maldiney prend alors l’exemple d’un patient qui fréquentait l’atelier de peinture de l’hôpital psychiatrique du Vinatier, et peignait des fleurs, mais une seule par tableau. Ensuite, il remplissait le vide d’une couleur variable. Le tableau inachevé figurait le vide en soi mais également l’Ouvert des possibles.

De plus, sur un plan temporel, l’œuvre fait voeu de durée, au moins dans une promesse (le monument d’Horace : « Exegi monumentum aere perennius / Regalique situ pyramidum altius / Quod non imber edax, non Aquilo impotens possit dirvere… »). C’est d’ailleurs la définition de l’œuvre que donne Arendt, en pensant sa « durabilité » (1958, p. 187-230). L’œuvre tente de retenir ce qui s’en va, et l’on retrouve ce vœu chez tous les artistes porteurs de mélancolie (par exemple, pour Flaubert, il s’agit de viser à l’immortalité ; pour Virgile et Horace, de parler pour la postérité). Le patient Olivier me disait ainsi laisser ses mémoires à titre posthume. Créer, ainsi c’est lutter contre la perte mais aussi contre le Surmoi mélancolique, par l’expression du Ça. La spiritualité dans la psychose peut aussi être une forme de création qui voue l’œuvre à l’immortalité. Dans le cas d’Olivier, ce qui importait, c’était de laisser ses mémoires en oeuvre, donc ce qui fait sens pour lui, rejoignant ainsi ce que dit Pankow : « Un symbole ne devient chargé de sens que pour autant qu’il concerne l’histoire vécue du sujet ; c’est seulement alors qu’il acquiert sa signification » (1986, p. 21)

L’on pourrait dire dans ce sens que chaque vie construit sa propre œuvre, si elle n’en est pas empêchée. Dans la psychose, il semble y avoir une difficulté d’accès à la pensée de l’œuvre de soi, et le détour par la créativité d’une oeuvre hors de soi, qui exprime le soi, peut permettre de recouvrir cette pensée. Par exemple figurer la mort permet de s’en rendre maître pendant un temps, et de conjurer cette angoisse existentielle qui fige toute temporalité. Pankow souligne (1986, p. 25) : « Confronter l’une à l’autre la fonction symbolisante comme pure fonction de reconnaissance et la fonction de l’imaginaire comme ouverture au monde du désir est d’une grande efficacité thérapeutique ».

L’art est en effet cette « forêt de symboles » dont parle Baudelaire. Concernant la psychose, la symbolisation par la création artistique fait appel à ce que Haag nomme des « rythmicités relationnelles ». Le jeu pulsionnel et émotionnel primitif, qui est au cœur de la symbiose, première phase transférentielle de la relation thérapeutique, prend naissance par des formes et des images : « Ces premières créations sont de nature abstraite et rythmique . Elles sont communes et probablement génétiquement inscrites. Mais la pathologie et l'observation des nourrissons nous enseignent qu'elles ne peuvent se « révéler » et se développer que dans leur intégration aux rythmicités relationnelles. Sinon, leur apparition se crispe sur une compulsion de répétition dégradante et destructrice aboutissant à l'automutilation, aussi bien pour le sujet que pour la forme en question. On peut aussi comprendre comme cela la stéréotypie, à moins que tout ne soit rigidement immobilisé » (Haag, 1994). De surcroît, ces rythmicités relationnelles peuvent se retrouver dans la poésie, dans la danse, dans la musique…

En fonction des différences que nous avons mises en évidence entre la schizophrénie, la manie et la mélancolie, nous pouvons supposer que l’accès au travail sur le temps se fera préférentiellement par un travail sur l’espace dans la schizophrénie (sculpture, par exemple), alors que dans la mélancolie il s’agira plutôt des rythmes (musique, poésie, langage). Mais dans tous les cas, le noyau mélancolique que nous avons identifié pour toute psychose prédispose, pour la thérapie, à une démarche créative. Une expérience de création est une démarche d’appropriation identitaire, des moments singuliers de saisie psychique, qui permettent ensuite des moments de discussion thérapeutique avec le clinicien au sujet des créations elles-mêmes. Cette créativité devrait pouvoir être pleinement encouragée dans les institutions, comme une action thérapeutique en soi, et non comme une activité occupationnelle des journées vides des patients.

Comme nous l’avons suggéré, il y aurait différents degrés de symbolisation, le plus élaboré étant celui qui emprunte le langage comme vecteur.